Partie de Claire - Chapitre 4

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[TW cadavre] [TW mention de mort, noyade] [TW émétophobie] [TW homophobie]


Je me sers un café dans la cuisine à cinq heures du matin. Je ne cherche plus à me rendormir. Mes nuits de sommeil raccourcissent et mes journées aussi. Je dors et je ne vois plus vraiment la lumière, depuis combien de temps n'ai-je pas observé un coucher de soleil ? Je ne compte en revanche plus les levers. C'est la seule fois où je tolère quelque clarté sur mon corps. J'assiste tous les matins à l'aurore, mon café en main qui fume et m'enfume. Je me mets debout devant la fenêtre étroite et je regarde le soleil apparaître derrière les maisons et les immeubles. Je me dis chaque fois que ça ferait une jolie photo et chaque fois je suis trop fatiguée pour la prendre. Je pense à Antigone qui ne verra plus ces couleurs fascinantes, à Antigone au fond de sa tombe qui me hurle : « Pas là ! ». J'ai envie de jeter ma tasse par terre, de contempler les débris brumeux et de lui répondre.

« Si tu ne voulais pas être là, mon amour, pourquoi t'es-tu suicidée alors ? Dans ta voiture en t'enfonçant dans la Seine à quel endroit pensais-tu ? Pas là pas là, mais si tu ne voulais pas te retrouver dans cette satanée tombe il fallait réfléchir. Il fallait nous prévenir. »

Je marmonne les mots en les amputant de toutes leurs syllabes. Je ne me lasse pas des nuages roses et orange qui annoncent la journée à venir, qui annoncent la rose rose et la rose blanche sur la tombe d'Antigone que je hais. Je finis mon café, pose la tasse dans l'évier et manque de m'écrouler car je ne suis plus habituée à marcher sur terre. Dans ma chambre il y a sa photo, sa photo où elle sourit, et j'ai envie de la déchirer et de l'embrasser. Mes mains s'accrochent au dossier d'une chaise dans une cuisine dans une maison dans une ville que je ne connais plus. Seule existe la sépulture d'Antigone au fond d'un océan – je me noie. Une baleine passe par la fenêtre et avale le lever de soleil. Je me noie comme Antigone s'est noyée ; sans même me débattre.

Devant sa tombe je jette les roses en la maudissant. Mon cauchemar se superpose à la réalité et je frémis en voyant son cadavre sous la transparence du marbre. Quelques fleurs se putréfient encore, cette sépulture ne mérite que de la pourriture. L'odeur n'est pas si forte, mais j'espère que ses narines de morte la perçoivent et en suffoquent. Ça l'empêchera de me suivre sans cesse, de me hurler sans cesse ses « Pas là ! » rauques, de me supplier de ne pas l'oublier tout de suite quand c'est ce que je veux. Je ne peux vivre en aimant Antigone suicidée ; et comme je lui en veux de s'être tuée, comme je lui en veux de me forcer à ne plus l'aimer, à la haïr même. Je sors la photographie de ma poche. Elle me sourit légèrement. Elle sait certainement ce que je m'apprête à faire et murmure qu'elle ne peut pas m'en vouloir, que c'est normal. Je déchire en deux puis en mille son visage superbe. Le hurlement qui transperce la tombe me fait tomber à genoux dans la poussière sableuse. Par ce cri, sans un mot, elle me maudit et avec désespoir me fait savoir que je n'ai pas le droit de la laisser seule, pas le droit de l'effacer de mon esprit. Elle hurle qu'elle a beau être morte je dois continuer de l'aimer. Je lève mon visage vers les roses décomposées, et les nouvelles, et je lui réponds à haute voix :

« Mais pourquoi, pourquoi est-ce que tu as fait ça alors ? »

Cent questions de plus me traversent mais je plaque une main sur ma bouche avant de les poser. Je fonds en larmes. J'ai l'impression de mourir. Sa main de squelette s'agrippe à mes doigts charnus. Mon cauchemar m'enserre et l'insupportable lamproie met en lumière les débris de la photo.

J'ai des cernes noirs, de véritables demi-cercles. Les personnes en bonne santé n'ont pas de poches aussi lourdes sous les yeux mais mes cernes partent d'une extrémité de mon œil pour rejoindre l'autre. Ça rend mes orbites saillantes. Une amie rit de mes cernes noirs, puis s'inquiète tout de même de mon état. Elle le peut, nous sommes dans la cour et il fait dix neuf degrés. Comme Antigone je porte un pull à manches longues. Je me rappelle que c'était son habitude ça et je la prends. J'aimais la voir habillée pour un jour d'été quand nous étions en janvier et qu'il y avait de la neige sur sa peau. Boygirl toujours en décalage. J'avais l'impression d'être un peu à part, quand elle me prenait dans ses bras et m'entourait de son monde contraire. Mon amie s'inquiète encore. Elle s'appelle Diane comme Antigone s'appelait Camille. Je tourne la tête vers elle pour revenir au présent. Il y a du vent et le tilleul là-bas, le tilleul qui appelle d'autres souvenirs. Je me contiens, fixe mes yeux sur cette fille vivante. Elle pose une nouvelle question. Je l'interromps :

BoygirlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant