Partie de Hémon - Chapitre 12

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[TW violence] [TW tentative de suicide]


19 mars


Il y a Hémon que je n'appelle plus mon frère depuis longtemps qui se languit à mes côtés. Je préférerais être torturée par son fantôme désarticulé par

(l'accident)

que par cet adolescent intact.

Ce qui m'amuse c'est que dans les tragédies, les

(accidents)

n'existent tout simplement pas. Dans Antigone, Créon la fait tuer. Hémon choisit de mourir auprès d'elle. Il y a des suicides et des assassinats. Rien de plus. Rien n'arrive par hasard, et tout le monde réussit ses virages. Aucune voiture ne dévie de sa trajectoire si personne ne l'a voulu, dans les tragédies

(automobiles)

.


C'est une soirée commune pour quiconque porte un regard extérieur sur Hémon et moi. Un frère et une sœur sortent de leur cours de boxe. La voiture est garée sur le parking, seule parmi des places vides. L'été fait d'habitude rutiler la carrosserie, mais elle est terne sous le ciel couvert. Un orage se fait désirer, que cachent des nuages gris et bleus. Il y a cette lumière si particulière, si uniforme et dense, qui annonce la foudre. Nous nous séparons pour entrer chacun d'un côté de la voiture. Le tintement de nos pas sur le bitume résonne dans le silence lourd. Les bruits d'il y a quelques minutes nous assourdissent. C'est d'une inharmonie intolérable. J'ouvre la portière et m'installe dans le siège passager. Une tension que moi seule perçois règne dans l'atmosphère et se compresse dans l'habitacle. Hémon s'installe avec la nonchalance qui lui est propre au volant. Il conduit cette voiture depuis ses seize ans. Il positionne instinctivement ses mains. Il me jette un coup d'œil un peu trop long, et je m'attache pour ne pas l'alarmer. J'aurais peut-être le temps d'enlever ma ceinture avant l'impact, pensé-je alors qu'il démarre. Le moteur vrombit. Un léger tremblement agite le véhicule, et Hémon s'élance hors du parking. Je sais que c'était son dernier cours de boxe mais lui non. C'est dans le miroir des vestiaires que j'ai définitivement pris ma décision. Je l'ai lu sur les lèvres de mon reflet une ultime fois. Je vais le tuer me tuer avec. Je vais réparer la faute affreuse que ma mère a commise en nous donnant naissance à tous les deux. C'était une aberration. Je vais le tuer me tuer avec, et il y a cette lumière intense sur ces nuages compacts. Je vais le tuer me tuer avec, et il y a ce parfum de poussière dans la voiture, et il y a la douceur du velours de mon pantalon sous mes doigts tremblants, et il y a l'airbag qui étrangement ne fonctionne plus depuis quelques jours. Je glisse un coup d'œil vers le visage serein de Hémon. Il regarde droit devant lui puis me jette un regard confiant. Il exsude le narcissisme. Il conduit à une main, l'autre se pose sur moi. Il me dit :

« J'ai encore gagné, aujourd'hui. »

Et je réponds :

« Tu sais, finalement, je suis contente que tu m'aies tirée de cette baignoire parce que cette mort-là sera plus belle. »

Car si j'avais une légère hésitation sa phrase l'efface en un instant. Sa main l'étouffe en une seconde. Je suis submergée par la haine qu'il me porte et que je me porte et que je lui porte. Une rage et un désespoir asphyxiant m'étreignent, que je contiens. Je m'empare du volant avec un calme dont je ne me pensais pas capable, alors que j'ai une conscience aiguë que je ne vivrais pas encore une minute. La voiture dévie brutalement de sa trajectoire. J'écrase de tout mon poids le pied de Hémon sur l'accélérateur. Nous avançons à toute allure. Il cherche à ôter mes mains du volant mais je m'y accroche de toutes mes forces – ma mort, ma délivrance, en dépend. Il ne cesse de hurler, comme si c'était lui qui avait dû se taire pendant cinq ans. Il est terrorisé. Pour la première fois je l'horrifie. Nous slalomons sur la route vide avant que je ne parvienne à prendre totalement le contrôle et à décider du lieu où nous allons perdre la vie. Les yeux rivés sur le paysage duquel nous ferons bientôt partie je vois au ralenti l'arbre s'approcher et son tronc massif grandir. Le choc est brutal. Mon corps entier ondule d'une douleur vive. Le cri de Hémon s'éteint. Je perds connaissance.

BoygirlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant