Partie d'Isidore - Chapitre 6

114 12 2
                                    


[TW homophobie]


Le soir je quitte le lycée lentement. Il fait encore jour alors je me rends au cimetière. Amélie m'a épuisé. Je l'ai saluée pourtant comme les autres. Je reviens à la réalité comme si je m'en étais éloigné pendant la journée, avec une douceur telle qu'elle en est presque violente. J'ai étrangement hâte de me retrouver devant la tombe de Boygirl. J'ai besoin de l'impression de présence que ces instants m'offrent. Je ne veux pas être seul ce soir, pas comme je l'ai été pendant la journée. Me reviennent aussitôt quelques remarques, parmi les pires, et mes muscles se tendent. Heureusement le cimetière m'ouvre ses bras d'acier et je me blottis dans cette étreinte froide et cadavérique.

Il y a quelque chose d'extraordinaire quand j'arrive devant la tombe qui abrite le cercueil qui abrite le corps de Boygirl. Sur le marbre s'entrelacent deux roses encore très belles. Je m'approche et distingue leurs pétales lisses et nacrés. Je les effleure du bout des doigts pour vérifier que ces fleurs sont réelles. Aussitôt, inévitablement, je m'interroge : qui donc a déposé ce duo de roses - une blanche une rose - sur la tombe de Boygirl ? Car qui la connaissait et surtout l'aimait assez pour prendre cette peine, à part sa mère ? Ce ne peut être cette dernière car celle-ci, selon les nombreuses rumeurs du quartier, n'a pas quitté sa maison depuis l'enterrement ; et pour l'y avoir vue, je doute qu'elle ait la force de se rendre là où le corps décomposé de sa fille repose. On dit aussi qu'en neuf mois elle ne s'est jamais rendue sur la tombe de son fils. Ça n'est certainement pas parce que Boygirl l'y aura rejoint que sa mère se décidera à la fleurir. Je jette quelques coups d'œil autour de moi, sans apercevoir personne. Les allées sont vides et resplendissent sous la lumière blonde. Les autres tombes sont ornées aussi, bien sûr, mais plus solennellement que celle de Boygirl. Les chrysanthèmes prennent le soleil dans des pots, ou forment des couronnes. Il n'y a pas de fleurs qu'on pourrait penser, si l'on ne s'attarde pas, jetées sur le marbre comme un déchet. De près, je vois qu'elles ont été arrangées, que les tiges sont mêlées sans que ça ne soit dû au hasard. Un humain est venu fleurir la tombe de Boygirl. Peut-être même pleurer sur elle. Encore une fois, je me retourne pour fouiller le cimetière mais l'absence de vivants y est toujours prégnante.

Je reste debout face à Boygirl comme dans la piscine. Un instant je suis sur le rebord de faïence et elle est pourrissante et déformée par l'eau molle. Des larmes envahissent mes yeux.

« J'aimerais savoir j'aimerais savoir pourquoi tu as fait ça et comment tu faisais pour les ignorer pour te défendre aussi. »

Je laisse échapper un petit rire pitoyable.

« Je ne sais pas me battre moi. Je n'ai pas fait de boxe. »

J'essuie mes pleurs. J'ai peur que quelqu'un me voie. Valentin crierait des choses affreuses, les deux roses indifférentes se taisent. La photo est encore là, mais couverte par les pétales. Je les écarte pour fixer Boygirl. C'est elle qui me toise et aussitôt je la cache. Elle semble me dire : « Que fais-tu devant cette tombe, Isidore ? Nous ne nous connaissions pas. »

« Je ne sais pas. Je ne sais même pas moi-même. »

« Alors pars ». Je lui tourne le dos et obéis avec une sorte d'amertume pas tout à fait dirigée contre elle. Je la laisse seule avec son frère comme si c'était nécessaire. Cependant, ce dernier est mort et elle, elle ne l'est pas encore.

Je croise un groupe d'adolescents près de mon immeuble. Ils ne sont que des silhouettes agglutinées mais j'en reconnais certains de ma classe. Nous ne sommes pas très proches, nous nous parlons peu, je les salue pourtant vaguement. C'est un réflexe de survie certainement, pour essayer de prouver que je ne suis pas comme Boygirl la hautaine. Ils me dévisagent une seconde peut-être avant de se détourner en riant à moitié. Ils accélèrent. J'ai envie de retourner au cimetière.

BoygirlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant