Partie d'Isidore - Chapitre 9

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[TW violences physiques] [TW harcèlement/incitation au suicide] [TW homophobie]

Le soleil jaunit encore la route, et les ombres du cimetière en paraissent plus épaisses. Debout devant la tombe, je regarde les deux roses ajoutées hier sur les corps pestiférés des autres fleurs, sur le cadavre de Boygirl. L'odeur est lourde et sucrée. Je remarque soudain des pétales de papier glacé qui ont été semés sur elles. Intrigué je tends la main. C'est une photo, différente de celle posée dans le petit cadre et à laquelle je m'étais habitué. Je la recompose grossièrement et découvre Boygirl avec un sourire sur le visage, un sourire qui n'est ni hautain ni cynique. Je ne l'avais jamais vue avec cette expression. Nous échangeons un regard comme à nu et à vif, je me demande qui a pris cette photo, à qui elle appartient, pourquoi elle est déchirée, et puis j'abandonne. La tête me tourne et je m'assois. Je me sens seul. Inévitablement je le suis. Cette personne qui se rend sur la tombe de Boygirl pour y jeter des fleurs, c'est peut-être moi après tout. Je ricane à cette pathétique idée. Elle ne vient pas le soir, certainement le matin. Je devrais venir en même temps qu'elle mais quelque chose m'en empêche, la peur peut-être de rencontrer cet être et de savoir que nous sommes liés tous les deux par la mort de Boygirl. La peur plus certaine et immuable qu'il raconte au lycée que je viens tous les jours ici, et que ça aggrave les choses. Les violences viennent à peine de commencer et j'ai encore l'espoir qu'elles ne continueront pas. J'ai l'espoir que leur haine s'estompe quand ils se rendront compte que je ne suis pas Boygirl. Je me sens terriblement seul.

« Ils m'ont frappé aujourd'hui, dans les vestiaires. Ça t'était arrivé je crois. J'ai arrêté de réfléchir et de penser même quand ils l'ont fait. Je suis sorti, dans le bus ils ont éclaté de rire en passant devant moi. Je me sens très mal aujourd'hui. C'est la première fois qu'ils faisaient ça en groupe comme avec toi, et sans qu'on puisse douter un seul instant de leurs intentions. C'est la première fois que ça ressemblait vraiment à ce qu'on te faisait. »

Je me tais. Je repense à ce jour où Boygirl est arrivée au lycée avec un nœud-papillon et est repartie sans. Ce matin j'étais dépouillé de ma dignité comme elle l'a été. Elle était entrée pour une fois en dernière dans la salle de cours, avec une chemise qui dissimulait son corps et un nœud-papillon de velours noir. C'est lui qui a attiré mon regard, je ne me souviens pas du reste de sa tenue. Avec la désinvolture hautaine qui lui était propre, elle s'est assise. Valentin a crié quelque chose de très vulgaire et s'est fait reprendre vertement par la professeure. À ce moment, toute la classe a su que Boygirl, durant la pause, se ferait lyncher. Nous avons attendu la sonnerie avec une sorte d'excitation malsaine, lorsqu'elle a retenti j'ai voulu aller voir Boygirl et lui dire de ne pas sortir - mais elle avait compris elle aussi. Elle s'en moquait apparemment, puisqu'elle s'est levée comme nous tous, a quitté comme nous tous la salle de classe. Je suis sorti parmi les derniers, et j'ai vu Valentin et quelques-uns de ses amis héler Boygirl, la siffler comme un chien, ou crier des insultes. Mais elle ne s'est pas arrêtée. Elle avait une démarche imperturbable et les yeux fixés droit devant elle. Ils l'ont entourée alors qu'elle descendait les escaliers qui menaient à la cour. Elle a dit très neutre : « Vous ne voulez pas faire ça dehors, plutôt ? » Sa voix de marbre n'a pas tressailli. Boygirl était si sereine alors qu'une méprisable violence se profilait, alors qu'elle viciait l'air, alors qu'elle s'infiltrait dans tous les cœurs pour les gangrener. Le groupe d'adolescents a éclaté d'un même rire face à sa proposition, et elle a fermement repoussé Charles devant elle pour continuer à avancer. J'ai pu sortir une minute plus tard, et elle était déjà à terre dans les graviers à se faire tabasser. Elle n'avait pas cette position fœtale qu'elle adoptait d'habitude pour se protéger des coups. Elle les laissait pleuvoir sur son corps comme s'il eût s'agit simplement d'eau. Ils touchaient son ventre, son buste, ses jambes, ses bras. Elle avait posé ses mains sur son visage comme une enfant jouant à cache-cache. Elle ne protestait pas. Elle n'avait aucune réaction particulière. Valentin lui a arraché son nœud-papillon avec un sourire triomphant, l'a brandi au-dessus des corps comme un trophée, puis une surveillante est arrivée. Amélie et Adel m'avaient rejoint, ils regardaient avec moi et d'autres. Nous entourions en bon public ce combat, et nous créions nous-même l'arène. L'adulte a dispersé les tortionnaires de Boygirl et l'a aidée à se relever. Boygirl s'est un peu appuyée sur elle et s'est mise debout. Elle a jeté un regard empoisonné à Valentin - un regard qui m'aurait tué. Devant une haine si pure et si nouvelle il a imperceptiblement chancelé ; et Boygirl s'est jetée sur lui. C'est la seule fois où je l'ai vue répondre à la violence par la violence. C'était un match de boxe totalement inégal : Valentin n'a pas pu se défendre. Boygirl a utilisé les coups qu'elle connaissait. Elle a d'abord envoyé son poing dans la mâchoire de l'adolescent, puis son genou dans son ventre avec une efficacité indéniable. Il est tombé à terre en suffoquant, la surveillante a crié et a fini par calmer Boygirl pour l'emmener chez le proviseur avec Valentin. Il ne parvenait toujours pas à respirer et il était ridicule, pour une fois Boygirl le surplombait de tout son corps. Elle s'est penchée pour lui prendre le nœud-papillon, qu'il tenait encore serré entre ses doigts, et elle lui a murmuré quelque chose à l'oreille que personne n'a entendu. Nous avons seulement vu les lèvres de Boygirl bouger et le visage de Valentin se décomposer. Puis, victorieuse, elle a suivi la surveillante en mettant le nœud-papillon dans sa poche comme un trophée de velours.

BoygirlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant