Partie d'Agnès - Chapitre 3

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[TW mention de mort]


Elle sort de derrière la porte, elle a huit ans mais bientôt neuf. Elle a mis une perruque courte pour y enfouir ses cheveux. Elle a certainement pris l'un de mes crayons à maquillage pour se dessiner une fine moustache, et elle a enfilé un pantalon appartenant à son frère. Elle flotte dedans. Elle a pris une chemise aussi, et je ne sais pas d'où elle la sort, peut-être d'une malle égarée au grenier. Je viens d'éteindre ma lampe de chevet, mais pourtant à présent les volets sont ouverts et dispensent une lumière dorée sur le visage radieux de mon enfant tout à fait vivante. Elle tournoie sur elle-même. Un rire léger s'évapore d'entre ses lèvres. Elle me salue. Je referme mon livre avec un sourire moins ridé qu'il y a quelques minutes.

« Tu es belle ! »

Elle secoue la tête.

« Mais non maman, je suis beau ! »

Son regard devient hésitant. Elle fronce les sourcils, s'interrogeant certainement sur ce qui a pu m'induire en erreur. Peut-être pense-t-elle : « Elle n'a pas dû voir la moustache. » Je m'excuse aussitôt et je rectifie.

« Je pourrais aller comme ça à l'école ? »

Je lui explique que non, puisque c'est un déguisement. Elle acquiesce doucement, mais elle est déçue. Elle baisse les yeux sur le sol, puis les relève aussitôt avec beaucoup d'espoir.

« Et je peux rester comme ça à la maison quand je le veux ? »

J'accepte gentiment :

« Bien sûr ma chérie, si ça t'amuse. »

Elle semble un peu déçue par ma réponse et s'enfuit. Je me lève pour courir après mon souvenir, dérapant dangereusement dans les escaliers. Je suis au milieu du salon quand je me rends compte que j'ai poursuivi une hallucination. Je tombe alors à genoux sur le parquet. Mes rotules en le heurtant font un bruit sec. Les ombres m'entourent entièrement mais je fixe mon regard droit devant moi comme si je pouvais y voir Antigone dans son déguisement faire la ronde avec son frère, jusqu'à ce qu'il l'appelle petite sœur et qu'elle file bouder dans sa chambre.

Je me réveille près du fauteuil, roulée en boule sur le plancher verni. Dehors la lumière grinçante des réverbères peine à se faufiler dans la pièce. J'ai dormi toute la journée. Je suis pourtant fatiguée encore, mes yeux comme les rideaux sont entrouverts. Je me relève en m'appuyant lourdement sur le dossier du canapé qui s'enfonce raisonnablement sous mon poids. Je tremble. Je voudrais qu'Antigone vienne m'aider. Je l'appelle dans un murmure rauque. Je voudrais que Hémon accourt et me demande pourquoi je vais si mal. Je lui répondrais que tout va bien, puisqu'il serait là.

En me servant une tasse de café avec lassitude, je m'autorise à me souvenir du temps où j'emmenais mes enfants à l'école. Je leur donnais la main à chacun. Je me sentais si fière entourées de ces deux merveilles. Je les regardais tour à tour, et le sourire tranquille de Hémon, et celui d'Antigone qui engloutissait son visage. Nous avancions au rythme de Hémon. Quelques fois cependant Antigone, si nous étions au printemps, allait observer les fleurs sur le bord de la route, et il fallait partir en avance pour qu'elle en ait le temps. Ça ne dérangeait pas son frère, ça le faisait même rire, il lui demandait un bouquet et elle soupirait en levant les yeux au ciel avant de le lui ramener. Elle gardait les plus belles pâquerettes pour les glisser dans ses cheveux. Elle a continué ce jeu même une fois son frère au collège. Nous étions toutes les deux et elle me tenait la main. C'est peut-être le dernier contact que j'ai eu avec elle, la dernière fois qu'elle m'a touchée sans se forcer. Ses doigts noués aux miens et le vent qui balayait nos sourires. Elle m'a laissé un jour piquer sa chevelure de fleurs à sa place. Quand elle est arrivée au collège tout a changé certainement. C'est à partir de là qu'elle s'est terriblement éloignée de moi, que je me suis éloignée d'elle, et que nous nous sommes retrouvées à des années-lumières l'une de l'autre sans même que la mort de Hémon puisse nous rapprocher. Je l'ai emmenée pourtant au collège, pour son premier jour. Qu'elle était nerveuse. Dans la voiture, sur le siège passager, elle se regardait dans le rétroviseur en penchant légèrement la tête et en me demandant sans cesse : « Est-ce que je suis jolie maman ? ». J'étais terrifiée, je lui transmettais sans aucun doute mon angoisse quand je la rassurais mal en acquiesçant. Je la rassurais mal, elle avait toujours les larmes aux yeux. En descendant de la voiture j'ai voulu l'embrasser en pensant qu'un baiser vaudrait mieux que des mots, mais elle a esquivé mes lèvres pour quitter le véhicule précipitamment. Elle m'a dit d'une voix imprégnée de peur :

BoygirlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant