Partie d'Antigone - Chapitre 8

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15 novembre


Je suis heureuse, je suis physiquement heureuse. Quand je respire ça ne me fait plus mal, quand mon ventre se creuse et quand ma poitrine se soulève ça ne me fait plus mal. Je ne lutte plus contre mon propre corps. Je suis en vie et c'est d'une simplicité enfantine. C'est doux, et c'est même évident, une telle existence. Les événements d'aujourd'hui sont entourés d'une aura d'irréalité qui n'est pas si désagréable. C'est comme si je venais de traverser un miroir et que je me retrouvais dans ce monde embué et anesthésié. Cependant je ressens encore. Je ressens tellement de choses incroyables. Je ressens des choses qui ne me font pas souffrir.

Il faut que je raconte.


Deux heures avant que nous ne partions chercher Claire pour l'emmener au théâtre, j'essaie d'être belle. J'ai enfilé une chemise qui me donne l'air plus androgyne encore que d'habitude, et ça me suffit pour me sourire dans la glace.

Nous nous rendons chez elle. Je demande à conduire, ma mère accepte. À l'aller, dans le silence de la voiture, elle m'appelle « ma chérie » ou « mon chat » et comme pour une fois je ne lui ordonne pas d'arrêter, elle continue joyeusement. Pas une seule fois elle ne prononce mon prénom. Elle me pose des questions sur cette amie dont elle ne connaît rien, mais je suis trop angoissée pour répondre. C'est quand Claire apparaît que toutes mes peurs s'envolent. Elle rayonne. Elle porte cette robe bleue – désirée depuis longtemps, mais elle redoutait qu'elle ne lui aille pas. Elle a surmonté cette crainte, qui se révèle évidemment infondée à mes yeux. Jamais Claire n'a été aussi magnifique que ce soir, et je crois qu'elle le sait. Elle sourit comme un ange en s'installant dans la voiture. J'ai l'impression de conduire Cendrillon au bal. Dans le rétroviseur je trouve son reflet pour la saluer. Je lui dis avec enthousiasme qu'elle est superbe, elle me remercie. Elle s'avance un peu pour me dire que je suis aussi jolie, et j'aime qu'elle utilise ce terme que je peux entendre au masculin et au féminin à la fois. Ma mère à côté la plussoie, parce que c'est le seul moyen pour elle de me complimenter sans que je ne lui réponde que c'est faux et que je suis laide.

Arrivées au théâtre, nous sortons de la voiture. J'ouvre la portière pour Claire et tant de manières la font rire. Je ne pensais pas qu'une humaine puisse dégager une telle lumière. Elle étincelle pourtant. C'est une joie tangible qui brûle autour d'elle. Nous entrons dans le hall immense où de larges lustres font luire les dorures. Ils peignent des éclats dans les cheveux noirs de Claire. J'ose espérer qu'un peu de sa splendeur me fasse rayonner. Elle se tourne vers moi avec un grand sourire et me chuchote que c'est incroyable. J'acquiesce avec ferveur. Je m'étais habituée à la beauté du lieu mais Claire la renouvelle. Bientôt nous pouvons nous glisser dans la salle vide.

Elle semble nous appartenir, avec ses sièges écarlates à perte de vue. Je saute immédiatement sur la scène au décor déjà installé. Je me sens forte sur les planches craquantes. Un rire s'échappe d'entre les lèvres rouges de Claire, un rire que je voudrais saisir. Je danse un peu, tournoie sur la scène, elle rit encore, avant de me rejoindre. Je lui tends la main pour l'aider à monter. Elle contemple le décor, elle dit : « J'aimerais bien être actrice parfois, je me dis que ça doit être formidable, tu dois vivre des situations incroyables qui même si elles sont fictionnelles existent pendant deux heures. Tu ne trouves pas ça fantastique ? » Elle tourne la tête vers moi, je dis : « Oui. » Une seconde passe avant que son regard ne redevienne cette éternelle question. Cette fois je me décide à y répondre. Je m'approche timidement d'elle, et voyant qu'elle fait elle aussi un pas vers moi, un pas tout contre moi, l'embrasse.

J'ai bien aimé ce premier baiser. Nous avions le même regard que dans les ruines, et cette fois je me suis avancée. Il y a cette chaleur entre nos yeux. Il y a ces fleurs qui crèvent nos orbites pour s'enlacer, je n'hésite plus. C'est mon premier véritable baiser. Claire approche très doucement, pour ne pas m'effrayer, ses mains de ma mâchoire, l'effleure puis prend mon visage entre ses doigts. Je me sens étonnamment en sécurité dans les mains de Claire, alors lentement, pour qu'à son tour elle soit protégée, je pose les miennes sur ses tempes. Le parfum de roses dont je me suis aspergée nous enveloppe. Je crois que nous sommes très belles sur cette scène aux projecteurs éteints. Je crois que nous sommes très heureuses.

BoygirlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant