CHAPITRE TREIZE .3

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Tranit et Laumit s'installèrent de manière à profiter du spectacle de la salle et se firent d'abord servirent deux chopes de bière bien fraîche. De la légère du père de Laumit. La mousse blanche recouvrait un liquide d'un vert brillant d'herbe grasse, promesse d'onctuosité et de saveur. Tranit remit de l'ordre dans sa tenue, se recoiffa avec ses doigts pour que personne ne remarque son apparence brouillonne. Il était malaisé de filer une rouste avec une robe droite et des bottines légères. De son escarcelle, la jeune femme sortit sa petite pipe de bruyère qu'elle remplit de chanvre mélangé à des herbes aromatiques.

Ce soir, elle voulait s'égayer un peu. Pas de responsabilité à assumer, pas de décision impromptue à prendre ! La paix ! À défaut de sérénité. Tranit avala une longue gorgée du liquide gazeux vert et sucré et retint un petit rôt. Laumit n'eut pas cette délicatesse et s'en amusa.

— Ça change de celle de la maison. Il veut toujours que je prenne de la tiède.

— Parce qu'il te connaît ! Tu boirais plus que de raison et un peu trop souvent.

La serveuse vint leur demander ce qu'elles voulaient manger et même elle fut sensible aux effluves de Laumit qui s'en amusât. Les filles d'auberge étaient réputées pour sentir plus souvent que les autres femmes de par leur grande proximité avec de nombreux hommes.

Tranit se dépêcha de choisir deux ragoûts de poisson aux aromates et quelques lanières braisées de panais et de topinambour. La fille partie, les deux amies se plongèrent dans l'observation des autres usagers.

Quelques ribaudes buvaient avec de jeunes chevaliers entre la scène et les parties de dés. Normalement elles n'avaient pas à travailler là, mais le père Gaudi semblait s'en moquer. Les Montagnards assurant apparemment la sécurité des lieux, la milice ne passerait pas.

Tranit en voyait une bonne vingtaine, tous dans leurs uniformes verts semblables, hormis quelques passants d'épaule de couleurs différentes, en train de dîner par quatre ou cinq autour de petites tables rondes. D'autres semblaient noter ce que disait un grand officier à l'uniforme étrange. Tranit pensa reconnaître ce Cydrac qui était venu rendre visite au légat.

Laumit le regardait avec intérêt. L'homme de taille moyenne était fort bien bâtit et dégageait une impression de force masquée par une nonchalance affectée, comme s'il se savait fort et puissant, mais faisait en sorte de ne pas le montrer ou comme si c'était le moindre de ses soucis.

C'était un trait caractéristique de ces Montagnards. Sarix, Sahix, affichaient tous à peu près le même air, malgré des attitudes différentes. Tranit s'en énerva et tira longuement sur sa pipe avant de vider sa chope. Elle se sentit mieux. D'autres chevaliers buvaient seuls, ils semblaient attendre quelqu'un et peu osaient engager la conversation avec leurs voisins.

Tranit devina qu'ils devaient espérer un enrôlement. Des cadets de famille ou des licenciés. Serait-elle bientôt comme eux à patienter dans une taverne en espérant une embauche ? C'était déprimant à voir.

La serveuse revint avec leur commande et se pencha délibérément un peu trop en avant pour que Laumit puisse mieux la sentir. Tranit vit la main de son amie farfouiller son corsage et lui pincer les tétons.

— Calme-toi Laumit, laisse cette pauvre fille travailler et manger. Tu t'amuseras plus tard. Tu devrais trouver de quoi te chausser convenablement ici.

Laumit lui lança un regard égrillard, les yeux brillants.

— Et si non, qui apaisera mon tourment ?

Tranit la tança du regard.

— Attention à ce que tu dis ! lui souffla-t-elle d'un ton légèrement courroucé. Nous ne sommes pas chez toi !

Il était fort mal vue, même punissable, qu'une personne fleurie incite une autre non éclose à participer à des ébats. Beaucoup de gens voyaient cela comme une perversion.

C'était parfois toléré pour les filles, plus vite mûres, entre elles, mais passible de carcan et de fouet pour les garçons.

Tranit s'en moquait éperdument, Laumit étant son amie, mais ne tenait pas à ce que cela se sache ou même s'imaginât, les conséquences pouvant être terribles.

— Bois et mange ! conclut-elle. Je crains plus le nombre d'assaillants que leur manque.

Son amie leva sa chope et ajouta, coquine.

— Puissent les dieux t'entendre !

Tranit réfréna un sourire en entendant le blasphème de son amie et entama son ragoût avec bonne humeur. La cuisine de Gaudi était bonne, tout le monde le savait. Elles apprécièrent leurs plats : Tranit parce qu'elle n'avait guère le temps en général de déguster un vrai repas en se détendant, Laumit parce qu'elle passait la plus grande partie de ses soirées chez elle, seule.

Alors, depuis leur recoin tranquille, elles applaudirent les reparties de bardes, donnèrent quelques pièces pour qu'ils chantent ce qu'elles avaient envie d'entendre et commentèrent ce qu'elles voyaient, comme lorsqu'elles étaient étudiantes et insouciantes.

Plusieurs chevaliers semblaient avoir rencontré quelqu'un derrière Cydrac. Certains semblaient souriants, d'autres gardaient un air pincé comme si la proposition qu'on leur avait faite était indigne de leur personne.

Tranit s'étonnait que les Montagnards puissent vouloir enrôler d'autres chevaliers tellement ils semblaient nombreux. Mais, c'était probablement pour peser un peu mieux sur les décisions de Saert de Lannemezan. Tout était question d'influence.

Quelques marchands semblaient dîner et faire des affaires entre eux. Deux étaient des femmes, mais sinon les autres occupants des tables étaient tous des soldats. Tranit vit un cavalier montagnard, difficile de voir si c'était un homme ou une femme, se diriger vers les tables des joueurs et passer un message à un cavalier que Tranit reconnut comme étant Sarix, le hallebardier auquel elle avait vendu son erkis.

Il avait eu le temps de changer complètement de tenue, quel chanceux. Il se leva et dit quelque chose à ses partenaires que Tranit n'entendit pas, mais la plupart d'entre eux le suivirent. Tous étaient grands et puissants. Ils avaient sans aucun doute gagné leur place chez les hallebardiers et un engagement pour la campagne.

Plusieurs spectateurs des bardes, aussi grands et forts les suivirent. Les autres se répartirent autour des tables et commandèrent à boire.

Apparemment, ce n'était pas encore l'heure d'y aller pour eux. Ils devaient en manquer, à voir les soldats qui attendaient encore non loin de Cydrac, toujours aussi affecté dans sa pose, adossé à un poteau de bois.

Les deux amies s'offrirent de la gelée de groseilles pour terminer leur repas et partagèrent une nouvelle pipe de chanvre. Tranit se sentait moins soucieuse que lorsqu'elle avait quitté le Capitole de Maubourguet et commençait à se dire que dès le lendemain elle réfléchirait sérieusement à sa situation.

Après tout, devoir quitter sa ville ne serait pas la mort. Ses parents l'avaient fait alors qu'Ilatrane et elle étaient encore petites. Elle irait voir son père, une fois qu'elle aurait appris où il s'était rendu, en parlerait avec lui avant de prendre sa décision. Elle se laissa aller contre le dossier de sa chaise et regarda Laumit dont les yeux scrutaient la salle avec attention. Elle devait avoir une sacrée envie pour bafouer ainsi les convenances.

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Vixii

Les larmes de Tranit - 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant