15 - Le Refuge (deuxième partie)

1.1K 175 13
                                    

L'homme gisait au sol, cinq flèches plantées dans son dos, sa main cherchant désespérément l'abri de ses quatre murs qu'il n'était jamais parvenu à atteindre. 

- Sortez vos armes, commanda Timolas tendu en sortant sa propre épée de son fourreau. 

Son cœur battant frénétiquement dans sa poitrine, Ellynn s'obligea à détourner le regard et à continuer son chemin. 

- Où sont tous les habitants ? chuchota Amaryllis d'une voix aiguë tandis qu'ils continuaient à avancer silencieusement.
- Sur la Grand Place, répondit Ellynn la bouche encore un peu plus sèche. 

Elle ne savait pas d'où lui venait cette certitude mais elle était persuadée que les villageois étaient rassemblés sur la place principale de Squilla. Les décorations à l'entrée du village étaient encore attachées, ce qui signifiait qu'ils célébraient certainement quelque chose quand les sbires du Colonel étaient arrivés.

- Ellynn ? l'appela Timolas d'une voix raide. 

Amaryllis réprima un nouveau cri et se plaqua la main devant la bouche. Agacée, Ellynn tendit le cou pour mieux voir mais ne parvint qu'à distinguer des ombres tout en haut de la rue.  

- Ce sont... ? dit Amaryllis qui ne parvint pas à terminer sa phrase.

Ellynn avait l'impression de ne plus pouvoir respirer normalement. Au fur et à mesure qu'ils approchaient de la Grand Place, des silhouettes décharnées jonchaient le sol en quête d'une tentative désespérée d'échapper à la tuerie. La plupart des corps étaient criblés de flèches tandis que d'autres avaient été achevés par des coups d'épées.
En enjambant un corps mutilé, Ellynn reconnut le visage terrorisé de Garance, l'institutrice de l'école. Elle portait des habits de fête et des fleurs dans ses cheveux. Son chignon défait tombait mollement sur son front et laissait entrapercevoir ses yeux affolés. Ses deux bras étaient prisonniers en-dessous de son ventre et faisaient former un drôle d'angle à son corps.
Alors qu'elle se demandait comment ses deux bras pouvait autant bomber son dos, Ellynn réalisa soudainement qu'elle était enceinte. En un coup figée, elle fut saisie d'un haut le cœur et dû se plaquer la main sur la bouche pour faire taire son cri d'horreur. 

- Viens, dit doucement Timolas en lui prenant la main et en l'entraînant un peu plus loin. Ne regarde pas leur visage. 

La respiration saccadée, Ellynn se laissa guider par Timolas et passa devant plusieurs corps qu'elle ne put s'empêcher de reconnaître : Melchior, Alfred, Faustine, Eugénie et le petit Benjamin. Tous abattus lâchement par derrière. 

- Ca va ? demanda Timolas inquiet en pressant sa main.

Ellynn hocha de la tête plusieurs fois et s'obligea à chasser les figures fantômes qui dansaient devant ses yeux. Elle savait qu'elle ne devait pas se laisser envahir par ses émotions maintenant. Elle était venue à Squilla dans un but précis et elle ne pouvait pas se permettre de perdre tout ce temps. 

- Ca va, le rassura Ellynn en reprenant contenance alors que Philys et Amaryllis les rejoignaient, le teint blême. 

Sous sa conduite, ils reprirent leur procession jusqu'à la Grand Place, leur cœur saignant à chaque fois un peu plus à la vue d'un nouveau corps. Ellynn s'arrêta de compter après trente-et-un, fermant son esprit à toutes ces figures qu'elle connaissait.
Une fois arrivé à la Grand Place, le spectacle fut insoutenable. Des dizaines de corps étaient estropiés et empilés les uns sur les autres. Dans leur fuite, les villageois avaient dû se marcher dessus et se bousculer avant d'être tués froidement par l'armée du Colonel. Presque chaque centimètre carré de la place était recouvert de sang et de membres de corps éparpillés.
Au milieu de la place, le kiosque se dressait fièrement et dénotait par rapport au spectacle macabre qui se tenait autour de lui. Les instruments de l'orchestre étaient encore présents sur l'estrade et émettait des sons disparates lorsqu'une nouvelle bourrasque de vent soufflait dessus.
Ellynn remarqua alors le corps d'un homme allongé sur la scène. Lentement, elle se fraya un chemin parmi les morts, contournant une tête, une main, une jambe pour parvenir jusqu'aux marches du kiosque.

- Ellynn... dit Timolas à mi-voix tandis qu'elle montait les escaliers, une sensation glacée se répandant dans ses entrailles. Ellynn...

Ellynn avait l'impression de ne plus être maître de son propre corps. Elle avançait dans un brouillard épais et essayait d'encaisser le choc. Voir Emeric à ses pieds rendait sa mort réelle, irrémédiable. Tous ces étés passés à ses côtés à jouer et construire des cabanes dans les arbres. Plus jamais elle ne pourrait entendre son rire caverneux et contagieux. Plus jamais elle ne pourrait voir ses yeux rieurs lorsque sa fille dansait sur la plage. C'était encore pire que ce qu'elle avait pu imaginer et elle savait que ce n'était rien comparé à ce qui l'attendait maintenant.
Dans un effort colossal, Ellynn se retourna et vit la silhouette inerte de Jeanne, la main tendue vers son mari, dans une dernière tentative d'être unis avant la mort. Ses yeux verts émeraude regardaient pour la dernière fois son époux au travers d'un voile.
Un vide terrifiant s'empara alors de sa poitrine et des larmes brûlantes coulèrent sur ses joues. Ellynn n'essaya pas de les arrêter et s'agenouilla auprès de sa dépouille pour la prendre dans ses bras. Tout doucement, Ellynn la berça contre elle, comme Jeanne l'avait bercée dans son enfance.
Sa mort laissait un trou noir dans son cœur et lui rappelait douloureusement le décès de Nanny Mi. Elle avait l'impression de replonger dans un ancien cauchemar. Mais elle savait qu'elle ne pouvait pas perdre pied et qu'elle devait garder le contrôle de ses émotions.
Les mains tremblantes et au prix d'un effort qu'elle ne croyait pas possible, Ellynn ferma les yeux froids de Jeanne pour lui rendre la sérénité et la tendresse qui la caractérisaient tant. Puis, avec beaucoup de douceur, elle la porta et la ramena auprès de son mari qu'elle aimait tant. Elle ne pouvait plus faire grand-chose pour eux mais elle ressentait le besoin de les laisser reposer l'un à côté de l'autre. Ellynn prit le plaid qu'elle vit sur la balustrade et couvrit leur corps, donnant ainsi l'impression qu'ils dormaient, enfin apaisés de toute tourmente. 


*************************************************************


Partie difficile... très difficile...

Ellynn Morgan et l'héritage du passé (tome 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant