« - Nom ?
- Enjalby.
- Prénom ?
- Dhattûra.
- Ça s'écrit comme ça s'entend ?
- Non, c'est du sanskrit. » Je voulais avoir l'air crédible. J'avais peur qu'il entende mon cœur battre. Pourtant le soldat ne m'a même pas regardé. Il a écrit mon prénom comme je le lui ai épelé.
« - Je m'en fous. »
Tant mieux ! J'ai pensé, il ne se doute de rien, il ne m'accorde aucune attention. Je ne pensais pas que ce serait si simple.
Je venais de me faire arrêter. J'étais partie au marché ce matin pour acheter de la nourriture. En rentrant chez moi, j'ai découvert ma maison vide. Les enclos des animaux avaient été ouverts, les poules picoraient l'herbe le plus tranquillement du monde. Mes parents et mes frères et sœur avaient disparu. S'étaient-ils eux aussi fait arrêter ? J'étais ressortie dans la rue pour chercher une explication à ce qu'il se passait lorsque j'ai vu des soldats et une longue file dans la rue.
Derrière le soldat la file de personnes marchait les mains liées. Le soldat m'a pris les mains, me les a ligotées avec une corde en laine puis m'a ordonné d'entrer dans le rang. J'avais une boule de stress dans le ventre. Ma vie allait basculer, j'allais mourir sans revoir ma famille, à 19 ans j'étais trop jeune... Non, il fallait que je me calme. Ou m'emmenaient-ils ? Une main m'a poussé dans la file et je m'y suis glissée entre deux femmes. Il valait mieux que je sois entre des femmes. Je savais ce qui arrivait aux filles imprudentes, depuis petite ma mère m'avais mise en garde.
J'ai souri aux gens autour de moi tout en me mettant à marcher. À la fois pour me donner de la contenance et pour essayer de rassurer les nombreuses têtes familières. Pas possible ! On aurait dit que tout mon village s'était fait arrêter. La file s'étendait jusqu'au tournant de la rue en gravier. Mon regard est resté accroché à un jeune homme. Chose étonnante, il me rendait mon sourire. La première chose que j'ai remarquée c'était qu'il était beau, très beau. La deuxième, qu'il ne se tenait pas dans la file. La troisième qu'il avait des habits de haut gradé. Un soldat... Tout de suite je l'ai trouvé moins beau, je devais juste être charmée par l'aura de pouvoir qu'il dégageait.
« - Avance plus vite » m'a soufflé une voix, « si non tu vas te faire frapper.
- Merci » j'ai murmuré à la femme derrière moi, puis j'ai accéléré le pas. Les soldats étaient connus pour être agressifs, arrogants, et souvent mal intentionnés. Surtout depuis que le nouvel empereur avait pris le pouvoir. Des descentes dans les villages étaient régulièrement organisées. Les soldats avaient ordre d'arrêter les gens aptes à travailler et de les ramener en ville pour repeupler les maisons abandonnées. L'unique ville de la contrée ne comptait plus que quelques milliers d'habitants. Après la guerre civile que le changement de gouvernement avait déclenchée il y a quelques mois, près d'un tiers des citadins était mort. Des centaines d'autres avaient fui dans les villages. On raconte que certains se cachent dans la forêt et rôdent autour des villages. Personne n'en parle car quiconque défie Irnoé Girzen - le nouvel empereur - se fait incarcérer sur le champ. Mon père n'aime pas ce gouvernement. Il lance parfois des critiques à peine déguisées. Moi non plus je ne l'aime pas. Et je suspecte ma mère de penser pareil que moi.
On marchait depuis des heures dans la campagne. Les nombreuses collines fatiguaient mes pauvres jambes. Je regardais l'épaisse forêt à ma droite quand un cri a retenti. Je me suis penchée sur le côté pour regarder ce qu'il se passait. Plusieurs hommes se débattaient à l'écart de la file. Des soldats les entouraient. Les gens autour de moi se sont arrêtés de marcher mais les soldats ont claqué dans l'aire de longs fouets. Alors que tout le monde se remettait au pas j'ai observé les hommes tomber à terre. J'ai juste eu le temps d'apercevoir le sang se répandre autour de leurs dépouilles avant de hurler de surprise - ou de douleur – en sentant une brûlure s'imprégner dans la chaire de mon bras. Face à moi se tenait un soldat, son visage contracté par la colère disparaissait sous une épaisse barbe.
« - Tu veux les rejoindre ? Tu veux les rejoindre sale chienne ? »
Ahurie, par le coup de fouet et par l'insulte, j'ai pris quelques secondes avant de répondre « Non » Claire, net, concis, sûre de moi. Mon regard n'a pas flanché. J'ai tout juste pu me protéger avec mes bras lorsque le soldat m'a asséné un nouveau coup de fouet sifflant.
« - Baisse les yeux quand je te parle ! »
Je me suis immédiatement exécutée tout en frissonnant au contact du liquide chaud et visqueux qui coulait le long de mes avant-bras.
« - Vous avez été choisis pour servir l'empire. Voilà la punition pour celui qui refuse d'obtempérer. » A continué le barbu en montrant du doigt les dépouilles plusieurs mètres derrière nous. Il ne s'adressait pas à moi en particulier mais à tout le monde à la fois.
Vivre dans la peur ce n'était pas une vie, j'ai pensé sans oser essuyer le sang qui me dégoulinait sur les doigts. Les gens feignaient l'indifférence. J'ai eu honte de moi d'être comme eux. Je vais m'échapper, me suis-je promise. Je vais retrouver ma famille, traverser la forêt et aller vivre au-delà des montagnes. Ma bouche est devenue pâteuse, ma gorge s'est serrée et ma langue a eu le goût des larmes. Je me suis retenue de pleurer jusqu'au soir. J'avais faim, soif et extrêmement besoin d'uriner. La nuit commençait à tomber et les arbres projetaient des ombres énormes sur les abords de la colline que nous gravissions. Ma transpiration était devenue froide et je frissonnais de temps en temps. Le chemin en gravier paressait interminable, la pénombre m'empêchait d'en voir la fin. Une cornemuse a retenti et au loin la file s'est immobilisée. Une halte, enfin ! Tout devant, la file se déplaçait. Tout le monde traversait le chemin pour aller dans les hautes herbes. « Faites vos besoins dans les hautes herbes. Nous nous arrêterons pour dormir en haut de la colline. » A décrété le barbu. Personne n'a bougé. Pourtant dans la file devant nous les gens rejoignaient la bordure des hautes herbes. Un homme à finis par se déplacer, puis un deuxième. Je n'allais tout de même pas m'humilier ainsi, à faire mes besoins à la vue de tous. La femme devant moi a lentement marché vers les hautes herbes. La femme de derrière moi a tendu ses deux bras attachés vers moi, m'a touché l'épaule puis a soufflé « Allons-y » J'ai réfléchi à une manière de me cacher du regard des gens mais personne ne se regardait. J'ai baissé mon pantalon et me suis accroupie dans les hautes herbes. J'ai senti les herbes me chatouiller les fesses. C'était désagréable pourtant je n'ai jamais été autant soulagée de faire pipi. Après la pause nous sommes repartis. Le temps me paraissait s'étendre à l'infini. J'entendais les pieds traîner sur le sol. Le désespoir me gagnait d'avantage à chaque pas. J'étais exténuée quand enfin la cornemuse a sonné pour la seconde fois. La nuit ne m'avait jamais paru aussi noire, je ne distinguais pas plus de 10 mètres devant moi. J'ai entendu la voix du barbu nous dire que nous allions dormir ici, que nous ne craignions pas les animaux car nous étions beaucoup. Je me suis couchée dans l'herbe à même le sol, le ventre vide et le cœur lourd. Me demandant ou était ma famille et mes amis. Je ne savais pas trop si la présence d'autant de monde me rendait plutôt anxieuse ou rassurée. Petite, j'avais déjà dormi à la belle étoile mais cette nuit-là, il m'a été impossible de trouver le sommeil.

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Dhattûra
RomanceDans une époque et une région qui n'est pas la nôtre, la guerre a fait de la capitale une prison. Alors qu'une jeune fugitive tante de retrouver sa famille, Le destin de l'empire tombe entre les mains du fils héritier. Les décisions qu'ils prendr...