Chapitre 6 ~ Dhattûra

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Chapitre 6 ~ Dhattûra

Le voyage s'est bien passé. J'ai fait attention à faire mes besoins et me laver loin d'Elban pour garder une certaine intimité. J'ai découvert un homme charmeur, presque galant. Nous avons ri à plusieurs reprises. J'étais angoissée de tomber sur des patrouilles de Thysléem mais tout s'est déroulé selon le plan d'Elban. Un itinéraire précis, des heures précises, il m'impressionnait. La nuit avait recouvert la campagne lorsque nous avons pénétré dans mon village. La ferme de mes parents était vide. Notre chien était mort de vieillesse il y a plusieurs mois donc il n'y avait personne pour prévenir des intrus. Il manquait des objets agricoles restés sur le perron. Certainement que les voisins s'étaient servis. Comment avaient-ils pu ?! Je ne suis pas entré dans la maison mais me suis directement dirigée vers les enclos. Je fus rassurée de voir que les voisins s'étaient occupé des animaux. La chèvre Fougère a bêlé en m'entendant arriver. Je l'ai caressé en cherchant son chevreau des yeux. Elle avait même été traite. Mais son chevreau n'était pas à ces côtés. Les larmes me sont montées aux yeux, d'instinct, j'avais compris. Dans le noir j'ai fait le tour de l'enclos. Pas de chevreau. Il avait dû être vendu au marché. Plus de lait pour les voisins, pas suffisamment pour son bébé, pas rentable... Je l'aimais son bébé, pas autant que ce qu'elle l'aimait toutefois. Elle devait souffrir la Fougère. Le stress est monté en flèche. Et si ma pouliche avait été vendue ? Après tout son débourrage était fini depuis plusieurs mois et mon père disait toujours qu'elle ferait un excellent cheval de chasse. Je ne voulais pas aller voir. Je ne voulais pas faire le tour de la ferme et risquer de me retrouver face à la stabulation vide. Je n'en avais pas le courage. Des larmes ont dévalé mes joues. Dans le noir, je me suis agenouillée auprès de Fougère laissant libre court à mes émotions contenues. J'avais du mal à respirer alors que mes joues s'inondaient. Des bras musclés m'ont entouré et mon dos s'est retrouvé plaqué au torse d'Elban. J'ai essayé de reprendre ma respiration sans succès. J'inspirais par à-coups dans les bras d'Elban. J'ai fini par me laisser aller contre lui. Sa présence m'apaisait. Les chèvres s'étaient rapprochées. Il s'est levé sans me lâcher. J'ai déplié mes jambes avec effort. J'ai soupiré un dernier coup puis me suis excusée auprès d'Elban. Je ne voulais pas qu'il voie mes faiblesses. Il m'a lâché tout doucement, en faisant glisser ses doigts le long de mes bras. Je me suis retournée et ai marché vers la stabulation. Les chevaux y dormaient la nuit et retournaient au pré après leur entraînement matinal. Je ne distinguais que des ombres lorsqu'un petit hennissement a retenti. Un son grave que j'avais entendu tellement de fois. Puis les autres se sont fait entendre. Son nom a jailli de ma bouche sans que je puisse l'empêcher. « Datura » J'ai murmuré. Je savais qu'elle était là. Mes muscles se sont relâchés d'un coup, la tension est retombée. J'ai couru vers le petit troupeau. J'ai serré l'encolure de ma pouliche grise et ai caressé sa robe soyeuse. Son souffle chaud réchauffait mon dos. Je me suis retournée vers celle de ma sœur que j'ai flattée à son tour, les larmes aux yeux. Mes parents nous les avaient offert à notre anniversaire. Les chevaux gris coûtaient moins cher car l'armée n'en voulait pas. Ils n'achetaient que des chevaux bais ou alezans. Les robes sombres se voyaient moins et créaient une masse homogène. Au combat, charger l'ennemi avec un cheval clair attirait l'attention des combattants adverse qui pouvaient s'attaquer à une cible en particulier. J'ai regardé les trois autres chevaux que mon père débourrait pour l'armée. Il en avait honte mais disait ne pas avoir le choix, on ne refuse pas le travail qu'un colonel de l'empereur propose. Et le débourrage des chevaux était mieux payé que la vente de légume que nous produisions. Le cheval de laboure qui avait accompagné mon enfance, Vaillant, a soufflé dans mes cheveux. Il nous sera très utile pour travailler dans les champs. Comme Elban m'a pressé, je suis allé récupérer des affaires dans la maison sans pouvoir contenir mes larmes. J'ai sellé les chevaux et ai attaché le plus possible de matériel sur leur dos. J'ai passé une corde autour du cou de fougère, ai attrapé Vaillant par la bride et les ai conduits vers le portail. Vaillant était vieux et marchait lentement mais tous les autres chevaux l'ont suivi. Je tenais deux longes dans chaque main, les chevaux marchaient en se bousculant. Elban derrière moi, tenait les deux autres chevaux et Fougère. La vielle chèvre blanche était la meneuse du troupeau, toutes les autres chèvres la suivaient. J'ai dû m'y reprendre à plusieurs fois pour passer le portail. Il n'était pas suffisamment large. Un des poulains de mon père, Rétif, a botté Fougère qui s'était trop approché. Fougère a fait un écart et est rentré dans Granite la pouliche de ma sœur. Granite a bousculé Elban, la longe lui à échappé des mains, Granite s'est élancée vers la sortie. J'ai lâché Vaillant pour bloquer la route a Granite qui se précipitait vers le portail. Heureusement Vaillant n'a pas bougé. J'ai attrapé la longe de Granite au vol. Nous avons pu reprendre la route. La ferme était à l'extrémité du village. Nous n'avons pas eu besoin de le traverser mais avons fait un détour par les champs. J'avais peur que le bruit des sabots contre les graviers alerte les voisins mais personne ne s'est manifesté. Une fois à l'écart du village j'ai noué les longes autour de l'encolure des chevaux, ai aidé Elban à monter sur Vaillant qui n'avait pas de selle. Moi, je suis monté sur Datura. Il fallait que je lui trouve un autre nom. Les Évadés trouveraient bizarre que je porte le même nom que mon cheval. Je tenais Fougère dans une main en plus des rênes de Datura, et Granite et un des poulains de mon père dans l'autre. Elban sur Vaillant tenait les 2 autres poulains. Le retour fut plus rapide que l'aller. Les chevaux marchaient d'un bon pas dans la fraîcheur de la nuit. Les chèvres trottinaient sans accorder la moindre importance au déplacement. Nous fîmes une courte pause dans la journée pour laisser les animaux boire et se reposer. C'est le moment qu'a choisi Elban pour aborder la question qui le perturbait depuis le début du trajet.

« - Tout à l'heure dans la ferme... Tu as appelé ton cheval Datura. »

Je n'ai rien répondu. Mon cerveau tournait à 100 à l'heure, il fallait que je trouve une explication plausible. C'était évident que je ne pouvais pas porter le même nom que ma pouliche. Je ne pouvais pas passer pour une menteuse, je serai reniée, exclue.

« - Datura c'est le nom de ton cheval. Tu nous as menti, tu ne t'appelles pas comme ça. »

Je n'ai pas eu la force de le contredire. Réaction de fuite, je me suis plongée dans un souvenir d'enfance. Ma mère, si belle, dans le jardin, nous expliquant à ma sœur et moi que nous ne devions surtout pas toucher une plante. « Elle est aussi belle que puissante. Elle est dangereuse. Tu avales une graine, tu meurs. On a perdu une chèvre comme ça. C'est un poison mortel.» Plusieurs années après j'avais donné le nom de cette fleur à ma pouliche.

« - C'est quoi ton vrai nom ? »

- Dhattûra. C'est du sanskrit. Une langue ancienne. Ça vient d'une plante.

- Arrête. Tu ne crois pas que je peux savoir la vérité ? Alors ton cheval il s'appelle comment ? »

J'ai souri. Que les esprits me pardonnent. Honte à moi de persister dans le mensonge. Mais je ne lui faisais pas suffisamment confiance pour me dévoiler, moi mais aussi ma famille. Et surtout, l'ancien moi était mort. J'allais devenir celle que je voulais être. La première étape était de laisser le passé derrière soi.

« - Hérésie. Elle s'appelle Hérésie. »

DhattûraOù les histoires vivent. Découvrez maintenant