La mort du Seigneur Hiwang 1

57 2 0
                                    

Quelques milliers, possiblement un ou deux millions à peine, voilà combien étaient les survivants de cette tragédie. Aux enfants, à la descendance, ils raconteraient comment ils avaient vaincu les Ombres, comment ils avaient passé la grande épreuve des dieux. Une purge qui avait abattu les trois-quarts du monde. En plus, la quasi-totalité des convertis aidés par Wulong avaient finalement succombé à leurs blessures. Il ne restait pas suffisamment d'alchimistes pour tous les guérir.

La plus ridicule des tragédies. Des millénaires que les Ombres étaient nées, des siècles qu'elles tourmentaient le monde et des décennies qu'elles les attaquaient, uniquement pour disparaître grâce à la témérité et à la bravoure des cultivateurs. Ils en avaient payé le prix, des innocents morts par milliers au cours des assauts, mais ils en ressortaient victorieux.

Les cités se reconstruisaient petit à petit, les vies suivaient leur cours, les commerces reprenaient en force avec les ressources restantes. Les familles régentes réaffirmaient leur pouvoir, et Jiǎo huá couronnait l'héritier qui se révélerait peut-être meilleur que Meng. Il avait appris des erreurs de son paternel et évolué.

— Bàba, quand est-ce que second bàba se réveillera ?

— Aucune idée, mon garçon. Tu sais, il a grièvement été blessé... Il faut que son corps se répare.

— Oui, mais pourra-t-il encore jouer avec moi ?

— Bien sûr, chéri ! Ne t'inquiète pas. Dès qu'il sera remis sur pied, nous irons tous ensemble jouer dans le champ. Tes amis viendront aussi, si tu veux.

— Non ! Que mes bàba !... Vous êtes parti longtemps. Vous m'avez manqué.

— Je suis désolé...

Wulong essuya d'un vif geste une larme. Liang s'accrochait à son dos, tandis qu'il était assis sur le rebord d'un ponton menant au temple reconstitué de Hù lǐ. Ses pieds trempaient dans l'eau rafraîchie, il avait ôté ses bottes et les avait posées à côté de lui. Sa robe blanche traînait presque, mais il la relevait. Le soleil tapait fort, le ciel dégagé, une journée qui avait l'air agréable, mais personne ne songeait à gambader dans les plaines pour cueillir des fleurs.

Le garçon, lui, savait pertinemment tout ce que ses parents et les cultivateurs avaient vécu ces derniers jours, une grand-mère aigrie le lui avait craché au visage sans prendre de pincettes. Elle avait accusé le Seigneur Hiwang, un ami et confident qu'il regrettait car il aimait bien son pavillon à l'époque, d'être le destructeur des peuples et il n'avait pas compris au début. Du haut de ses treize ans, il avait aussi entendu que son père était commandant dans l'armée des Ombres et que son autre père avait aidé aux tortures. Bien que la plupart pardonnaient à Wulong, figure du bien et de l'entraide, Yichen était jugé avec sévérité en tant que criminel de guerre. Heureusement que le jeunot s'habituait depuis longtemps aux mauvaises rumeurs et à la haine gratuite des gens de Hù lǐ sur autrui et qu'il n'avait pas cru les dires de ses semblables.

— Rentre, veux-tu, imposa Wulong sur un ton doux. 

L'enfant distinguait sa peine nettement visible. Son tendre père ne souriait plus du tout, ne prenait plus soin de son corps, mangeait et buvait que si nécessaire. L'alchimiste veillait constamment sur son amour. Xian-Jun l'avait désenchanté à la seconde où ils étaient revenus à Zhī dào. Ils y avaient demeuré quelques jours, le temps pour le Jeune Maître de dicter des ordres à ses sujets, de retrouver son père ; puis ils avaient chevauché jusqu'à Hù lǐ et ils ne bougeaient pas du chevet des deux inconscients. Hiwang et Yichen ne quittaient pas leur coma, l'anxiété grimpait donc en eux. Et s'ils ne revenaient jamais ? Wulong, pour sûr, n'y survivrait pas. L'héritier ne s'en remettrait pas.

— Le petit n'assimile pas. Il est encore trop jeune. Il souhaite vous réconforter. Il s'en veut même de ne pas vous redonner le sourire. Tâchez de ne plus lui montrer votre chagrin, intima la voix neutre de Xian. Les enfants ont besoin du soutien des adultes.

— Il éprouve une tristesse identique à la mienne, je la sens en lui. Sauf qu'il dissimule son chagrin derrière ses sourires d'enfant. Néanmoins, je suis incapable de lui proposer des jeux pour nous changer les idées, rétorqua Warleen, défait. J'ai essayé l'autre jour, mais de simples marionnettes ont failli me voler toute mon énergie. Je n'avais ni la force, ni l'enthousiasme d'agiter les baguettes.

— Voyons, cessez de vous morfondre, gronda gentiment le Jeune Maître. Ne perdez pas espoir, alors que ses doigts ont bougé, l'autre jour ! Je crains toutefois que le Seigneur ne détienne pas la même chance que votre homme. Yichen se réveillera, je ne suis pas sûr pour Hiwang.

En effet, la main de Yichen avait été saisie de spasmes plus tôt dans la semaine. L'alchimiste en avait pleuré de soulagement. Mais Hiwang se plongeait un peu plus dans son sommeil pâle au fil des jours. Le Jeune Maître voyait sa patience s'envoler, mais il tenait bon. Quand il pensait à son ami, il se persuadait de sa survie. Le Seigneur avait surmonté tant d'obstacles, il déjouerait les pièges de la mort à nouveau. Il lui accordait toute sa confiance sur ce point-ci. Dehors, l'un pataugeant dans l'étang, l'autre observant l'horizon, ils attendaient le miracle.

— Nous les protégeons aujourd'hui, mais que pensez-vous de demain ? s'enquit l'alchimiste sur un ton fatigué. Si j'implore les dieux, Yichen pourrait être épargné de la colère commune, pas Hiwang... Ils le chasseront. Ils le tueront probablement.

Cela ne faisait aucun doute. Le monde entier se retournait contre les derniers vestiges des Ombres, ils étaient tous traumatisés. Le guerrier de Jiǎo huá ne trouverait guère la paix avec les ribambelles de haineux qui patientaient sagement de finir seul en sa compagnie pour lui trancher la gorge. Par vengeance. Yichen devra assurément fuir, dénicher un village où nul ne voudra le persécuter. Il finirait par se faire oublier. Pour Hiwang, l'affaire se dévoilait bien plus complexe. À l'extérieur du palais, les gens de Hù lǐ, et tant d'autres à travers le monde, ordonnaient sa mise à mort. Tant qu'il était abrité par les protections magiques autour de son pavillon, sous la garde de son Chef de Secte, il ne risquait rien. Ou, presque rien. Personne n'empêcherait un poison de pourrir ses veines, une lame de se planter en lui en pleine nuit. Des serviteurs. Des guérisseurs. Et à chaque fois qu'il sortira dehors, à la vue de tous... Non, le Seigneur ne devait pas entrer en contact avec la population. Plus jamais. 

— Peu importe, soupira l'héritier. Laissons-le se réveiller et nous envisagerons les solutions par la suite.

— Je pensais à retourner dans mon ancien domaine, celui où je résidais durant ma jeunesse, exposa Wulong. Il se situait à l'écart de la capitale et nous n'apercevons pas le village le plus proche de nos yeux nus. Parfait pour y vivre avec Yichen. La demeure a brûlé, mais nous n'aurons qu'à nettoyer une fois qu'il sera remis. Elle est certainement moins touchée que les maisons des grandes cités. Avec un peu de magie, elle sera fabuleuse...

— Je vous souhaite de poursuivre vos existences sans malheur, dans la joie et la prospérité, à partir de maintenant. Vous nous inviterez à votre mariage ?

L'alchimiste lui sourit, luisant de bonheur et surtout d'espoir à cette mention. Il l'espérait aussi. En fait, rien ne pouvait briser leur paix, hormis deux éléments. Son non-réveil et la rage d'autrui. Lorsque Yichen quittera son inconscience, ils se dérobaient à la vue de tous et ils continueraient leurs vies avec Liang, tout ira pour le mieux. Seulement, Wulong ressentait un goût amer pour le Jeune Maître. Il priait pour qu'il retrouve le Seigneur, ou tout changerait pour lui, il ne serait plus l'homme de ce jour.

Brusquement, l'alchimiste discerna un déséquilibre dans la sérénité. 

Une aura aux alentours se bouleversait. Et Wulong identifia son détenteur. Ni une, ni deux, il bondit à l'intérieur dans les couloirs du palais, imité par Xian-Jun, et il se rua dans la chambre où les deux étaient alités. Il se dirigea d'instinct vers Yichen et lui étreignit la main. Il la serra fermement, désireux de lui apporter son soutien au travers de douces caresses.

La fosse des LamentationsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant