De son côté, le Seigneur stoppa sa fuite quelque part, désorienté. Sa peur, la plus profonde, lui saisissait le cœur violemment. Il trottina un peu, essayant de se repérer. Qu'il entre vite dans une auberge, afin de ne pas croiser malencontreusement un reptile affreux ! Petit, il nageait souvent dans les lacs de Hù lǐ, il se baignait toute la journée dans la pureté et dans la douceur. À l'apparition des démons, l'eau s'était obscurcie de créatures malveillantes, dont les serpents. Ses parents l'avaient prévenu, sommé de ne pas plonger dans les étangs, mais il avait désobéi. Il se rappellerait toujours les dizaines de formes longues et visqueuses flottant autour de lui, se frottant à ses jambes. Y penser faisait surgir des images effroyables dans son esprit.
Se secouant, Hiwang pénétra dans un établissement au hasard et commanda des pintes. Beaucoup d'alcool serait nécessaire pour effacer sa rencontre de tantôt. Un serveur eut l'agréable amabilité de lui proposer des jarres, qu'il accepta avec plaisir. Ouvrant la première, la liqueur coula à flots dans sa trachée. Le tavernier n'osait pas l'interrompre. Respirait-il entre deux gorgées ? Quand il dégaina sa bourse et paya, l'homme prit l'avantage et ne cessa de lui ramener son vin pour récolter plus d'or.
Au Comptoir des Neuf Dragons, les peines s'évaporaient dans les tavernes et réjouissaient les tenanciers.
— Il suffit ! aboya une voix rauque, à l'instant où une nouvelle jarre fut placée dans les mains du Seigneur ivre. Éloignez-vous de lui et préparez une chambre ! Vous l'y monterez.
Celui-ci dodelinait de la tête, prête à s'écraser sur la table. Le tavernier, dubitatif, reconnut le visage de cet intrus. Des cicatrices apparaissaient, dues à la chaleur qui effaçait le maquillage. Xian décala le serveur et prit place face au buveur. Hiwang ne nota pas sa présence, trop à l'ouest. Soupirant et le jaugeant avec dureté, le Jeune Maître demeura à ses côtés jusqu'à ce que des hommes prennent en poids le Seigneur pour l'allonger dans une pièce vide. S'il était reparti, probablement qu'ils auraient profité de son ivresse.
Juste au cas où l'envie lui prendrait de redescendre pour quelques jarres supplémentaires, il s'enferma avec lui. D'une certaine manière, il se sentait coupable d'avoir engendré ces rumeurs autour de son incompétence. L'année dernière, il aurait pu traverser le temple et quémander des soigneurs à l'abri des personnes curieuses. Il aurait même pu rester en dehors de la capitale et faire appel à un alchimiste indépendant, dans la campagne de Hù lǐ. Dans la précipitation pour lui sauver la vie, il n'avait songé aux messes basses.
— Je connais les rumeurs, je sais ce qu'elles font, soupira-t-il. Ne les écoutez plus. Un jour, vous parviendrez à vous lever et ignorer les regards insistants sur vous, les paroles murmurées à votre passage. Un beau jour, tout s'arrange. Ce jour-là, votre cœur se teinte et se préserve. Ce jour-là, vous changez... Mais, alors...votre sourire disparaîtra et il fera un peu moins beau en Hù lǐ.
Le Seigneur dormait déjà, enseveli sous les draps confortables. Un léger ronflement transperçait ses lèvres, ce qui tira un rictus au Jeune Maître. Ce dernier s'assit tout au bout du lit, les jambes croisées, ses mains posées sur ses genoux, absolument droit, et ses paupières tombèrent avec lourdeur. Il médita un temps ; en bon cultivateur, il travaillait régulièrement son essence pour la renforcer et la parfaire ; puis, il s'assoupit.
Leur nuit de courte durée n'arrangea rien à leur fatigue commune. Le Seigneur avait gémi et parfois, il avait amorcé des gestes frénétiques vers sa jambe, il éprouvait encore une douleur lancinante.
Le lendemain, Xian quitta leur chambre très tôt, afin de ne pas le déranger de bon matin. Il offrit de généreuses pierres dorées au tavernier pour qu'il s'occupe de lui. Dès son réveil, des serviteurs lui fournirent de grands verres d'eau et des mets copieux. Hiwang ne comprit pas la raison de leur sollicitude, mais ne se posa pas de questions, l'esprit encore embrumé par l'alcool.
— Il paraît que la cérémonie sera fabuleuse ! s'exclama un villageois, à l'extérieur.
— Sensationnelle, surtout avec les invités ! Pour cette Saison de l'Enseignement, ils auraient convié des héros ! J'ai hâte, ajouta une seconde personne.
En entendant ces phrases, le Seigneur sursauta et bondit hors du lit, entraînant les draps. S'injuriant, il se dépêcha d'ajuster ses vêtements. Hier, il avait emporté une besace, avec des habits de rechange, mais il ne la trouvait plus. Il se résigna à garder sa tenue. Il était dépité. Son père lui avait acheté de coûteux tissus et des ornements en tout genre, afin que son charme tente de redorer sa réputation.
— Évidemment ! raillait-il. Pense à ta noblesse et à ton rang, à ta famille que tu représentes, disait-il ! Comment ai-je pu perdre ma besace ?! Oh ! mais quel idiot !
Ne cessant de déblatérer tout un tas d'insultes envers sa propre bêtise, il n'avait même pas de miroir sous la main pour se recoiffer. À la va-vite, il arrangea sa chevelure noire. Puisqu'il ne se risqua pas à défaire la natte qui maintenait l'ordre et à rassembler les pointes rebelles, il autorisa deux mèches à pendre de part et d'autre de son visage.
Il courut à l'extérieur, en trombe, et remonta toutes les allées jusqu'à l'arène du Comptoir, là où se tenait la cérémonie. À son passage, les marchands pivotaient et riaient, les habitants le jugeaient avec désapprobation, car il prononçait tant de jurons, infidèle à son image de jeune homme éduqué.
Essoufflé, transpirant, les gardes le laissèrent passer sur-le-champ. Il se rua dans les gradins et les descendit à la vitesse d'un éclair. Certains spectateurs y siégeaient déjà et murmuraient en l'apercevant. En bas, une gigantesque arène accueillait les futurs acolytes de la Saison de l'Enseignement, ainsi que les organisateurs de cet événement et les invités d'honneur. Il distingua la robe rouge sang de Jiali, le sourire sadique de Yichen et le regard apathique de Xian-Jun. Il se jeta sur eux et dérapa à leur hauteur. Un écran de poussière se souleva et le Jeune Maître toussota, les sourcils froncés, et l'air meurtrier.
Tout chamboulé, Hiwang inspira et expira profondément, titubant. Il ressentit sa jambe piquer et se contenta de serrer les dents. Il se lamentait déjà des prochaines heures, durant lesquelles il serait obligé de tenir debout. Puisqu'on se moquait de lui, il devait arborer une mine fière et assurée, ne pas échouer cette fois.
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La fosse des Lamentations
FantasyQuand le monde bascule dans l'ombre, seuls de véritables héros peuvent le sauver. Tout le monde pensait les connaître, que ce soient les cultivateurs, les prêtres, les immortels ou les mortels. Tous ont cru comprendre ce qu'avaient enduré les Champi...