Chapitre 4

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- En équipe ? répète Gabriel Agreste d'un air glacial.

- C'est la meilleure option que j'ai pour trouver des personnes avec qui m'associer, et de bons rivaux pour continuer.

- Mais ça ne sera pas ta victoire. Ce sera celle de ton équipe, crache-t-il doucement.

Félix reste impassible, comme si la tempête qui vient d'éclater dans le bureau de son père ne le concerne pas. Il faut savoir se détacher des choses, quand le grand styliste se mêle des affaires des autres. Ça, l'aîné de la fratrie l'a bien compris.

- Qui fait partie de cette équipe ? demande-t-il soudain.

Son fils répond tout de suite :

- Personne. Elle s'appelle Elise Couture.

Au vu du scandale que fait son père pour le concours en équipe, il est totalement hors de question de lui dire que son réveil en est la raison, et non pas qu'il a mûrement réfléchit son choix.

- Je ne pense pas que tu feras ce concours.

- Je le ferais, rétorque Félix, les bras le long du corps. Et je le gagnerais.

L'homme le toise derrière ses lunettes, avant de demander :

- Elle sait coudre, au moins ? Elle a les fonds nécessaires à la moitié des dépenses ? Elle va réellement travailler avec toi, ou seulement parasiter tes créations pour récolter les lauriers...

- Elle travaillera sur mes modèles. Et sur les siens. Elle fera la couture, et moi aussi. Nous nous répartirons les tâches, personne ne travaillera sur le dos de l'autre.

- Tu es plus naïf que je le pensais.

Félix retient son rire jaune, mais pas sa remarque sarcastique :

- Je suis assez conscient des choses pour avoir écrit un contrat avec elle, qu'elle a signé tout comme moi.

Son père le regarde longuement, pousse un soupir en s'asseyant derrière son bureau, et laisse échapper, après avoir croisé les doigts :

- Est-ce que tu l'aimes ?

- Pardon ?

Trop sûr d'avoir compris la question, le visage de Félix se ferme brutalement, pour refroidir d'avantage l'air de la pièce. D'un geste impatient de la main, l'homme en blanc répète :

- Tu es amoureux d'elle ?

- Je ne la connais pas depuis plus d'une semaine. Ça me semblerait compliqué.

- Hum.

- Je ne vous autorise pas à entrer dans ma vie privée comme ça vous le chante.

Il lève les yeux surpris sur son fils.

- Je te demande pardon ?

- Au cas où ça vous viendrait à l'esprit. Je ne tolèrerais pas que vous fouilliez ma vie. Je ne vous cache rien, alors essayez au moins de me faire confiance, Père.

L'homme assit se crispe. Il se fait violence pour ne pas recadrer son fils en lui disant que partir de la maison lui a donné un peu trop d'assurance à son goût. A la place, il dit sombrement :

- J'espère pour toi que tu gagneras ce concours.

Un frisson parcoure la colonne vertébrale de Félix qui répond de son air impassible :

- Comptez-sur moi.

Cette phrase semble marquer la fin de leur échange, et Gabriel retourne à son travail comme si le jeune homme était déjà parti. Lorsque ce dernier passe néanmoins la porte, l'air faussement occupé du père s'efface pour laisser place à une mine préoccupée. Il parait hésiter une seconde, la main penchée au-dessus de son téléphone fixe, qu'il finit par décrocher.

- Nathalie.

- Oui, monsieur, répond-elle à l'autre bout du fil.

- Trouvez-moi ce que vous pouvez sur Elise Couture, s'il-vous-plaît. Seulement les bases, pas une recherche complète.

- Oui, monsieur.

Il repose son téléphone, à peine plus rassuré.

Félix choisir une inconnue pour un travail d'équipe ? Mais qu'est ce qui a bien pu lui tomber sur la tête ?

C'est la question qu'il se pose lui-même en passant la porte extérieure menant à son appartement. En bas des marches, Elise l'attendait sûrement depuis quelques temps, déjà, et le suit à présent jusque chez lui.

Une fois à l'intérieur et leurs manteaux retirés, elle pense à retirer une feuille de son sac et à lui tendre.

- Qu'est-ce que c'est ? demande-t-il en s'en saisissant.

Elle penche légèrement la tête sur le côté.

- Mon adresse, mon email. La deuxième adresse, c'est mon lieu de travail. Merci de ne pas y aller si possible. Mais en cas d'urgence, mieux vaut que tu aies déjà mon adresse. Mon appartement semble un peu plus aménagé que le tien pour faire de la couture, on ira chez moi pour cette partie du travail si tu veux.

Il regarde autour de lui son appartement vide et rangé. A cet instant, il se demande à quoi ressemble le sien, pour qu'elle en vienne tout de suite à cette conclusion.

Il se contente d'hocher calmement la tête.

- D'accord.

- J'ai aussi déjà des rouleaux de tissus. On pourra faire des essais et entraînements dessus.

- Très bien.

Petit à petit, Félix s'est raidit. Il n'a plus l'impression d'avoir en face de lui la fille fade au regard vif, mais une professionnelle implacable. Un souvenir de son père en réunion lorsque sa mère était toujours en vie lui traverse l'esprit, et son visage se ferme. A cette époque, le grand Gabriel Agreste était comme elle. Jeune, intelligent, passionné, direct et pratique.

Tout ce que Félix pense être aujourd'hui.

Il frissonne pour la deuxième fois de la journée, et serre la mâchoire en se disant que ça ne doit pas devenir une habitude.

Sa manière de se tenir n'échappe pas à la jeune femme qui voute lentement les épaules qu'elle avait sorties, pour se tenir droite.

- Je suis désolée. Je n'ai pas l'intention de décider de tout. Si je le fais, n'hésite pas à me le faire remarquer.

Félix se reconnecte à la réalité en secouant la tête.

- Désolé. J'étais seulement perdu dans mes pensées.

- J'espère que ça ne t'arrive pas quand tu traverses la route.

Il la fixe longuement.

Ce n'est pas la première fois qu'elle fait de l'humour, mais un cynisme pareil force l'admiration, même venant de lui.

- On devrait se mettre au travail, s'entend-il dire.

Si elle a remarqué la distance qu'il a prise avec elle, elle ne le montre pas, et se contente de s'assoir à la table de la salle à manger.

Quelques minutes plus tard, il est lui aussi installé. Et rapidement, une usine à idées est mise en place. Les croquis s'enchaînent, sans toutefois tous les convenir, puis ils sont validés, retriés, des collections sont montées sur le tas, et recommencées, complétées. Et trois heures plus tard, il fait nuit depuis longtemps que seul l'alarme du téléphone d'Elise les arrête.

Elle pince les lèvres, contrariée, et s'excuse.

- Je dois y aller. Je travaille en parallèle, il faut que je termine quelque chose avant de rentrer chez moi.

Félix acquiesce.

- Pas de soucis. On se voit plus tard.

Elle hoche la tête mécaniquement tout en se levant.

- Je t'envoie mes disponibilités dès que j'ai cinq minutes.

Elle prend ses affaires et s'en va comme si elle n'avait jamais passé la porte.

- Bonne soirée, Agreste.

- Félix, la corrige-t-il. Bonne soirée.

Et la porte d'entrée se referme sur l'appartement silencieux.

De Fil en AiguilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant