Chapitre 25

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Il n'y a pas beaucoup d'occasions auxquelles Félix a pu prendre son frère dans ses bras. Ou même Marinette. Ou encore Bridgette. Ce n'est pas un acte utile pour lui, sauf en cas d'extrême déséquilibre émotionnel. C'est de cette manière qu'il justifie son geste.

Il la serre dans ses bras, et elle tourne assez le buste pour lui faire face. Les jambes de part et d'autre d'elle, Félix attend patiemment qu'elle ait terminé de mouiller sa chemise pour avoir une discussion construite avec elle, laquelle, il espérait sérieusement, ne tarderait sûrement pas à arriver.

Toute une collection de printemps partie en fumée, comme si tout l'atelier d'Elise avait brûlé. Mais ce n'était pas ce à quoi elle pensait, là-maintenant.

Elle s'accroche brièvement à lui, avant de se perdre dans une réalité autrement plus brutale : elle présentera une nouvelle collection, ou pas. Mais ne présentera en aucun cas celle qui a été dévoilée. Ce qui signifie non pas de recommencer un ensemble de croquis, mais d'arrêter totalement la production.

- Il faut que je recommence. Tout de suite.

Un papillon noir qui s'était faufilé dans la pièce sous le regard nerveux des deux adolescents s'arrête près d'elle.

Elise lâche Félix, et se redresse. Elle se lève sans le regarder. Elle tâte ses poches, fait un tour sur elle-même, et retrouve son téléphone sous une pile de feuilles volantes. Elle compose rapidement un numéro, sous la pression inexistante du papillon hésitant.

- Arrêtez de produire des modèles dessinés. Je change tout. Je vous rends le nouveau projet à la fin de la semaine, mesures comprises. Je vous expliquerais, pour le moment, je suis autrement occupée. A samedi.

Elle raccroche, sans même laisser le temps à son interlocutrice de répondre quoi que ce soit, et Elise attrape un carnet bien trop plein de croquis et de feuilles volantes pour être encore utile.

Elle l'ouvre, et Félix avise l'objet. C'est un carnet tout ce qu'il a de plus banal, une couverture bleue rigide, des lignes sur les pages, une sorte de ruban pour marquer la page utilisée, et un élastique pour le maintenir fermé, aussi épais soit-il. Il l'a déjà vu régulièrement chez elle. Et bien qu'elle ne l'ait jamais utilisée chez lui, il n'a pas besoin de regarder ce qu'il contient pour en comprendre l'utilité : c'est une archive d'idées.

Elle tourne doucement les pages, les feuilles, les tissus, l'air disposés aléatoirement dans le carnet, qui n'a pourtant rien à se reprocher en termes d'efficacité. L'objet a pleinement et depuis longtemps, rempli sa fonction initiale.

- J'ai.

Elle le referme, pose, et attrape une feuille blanche avant de se mettre à croquer.

Le papillon vogue encore quelques minutes dans l'atelier, avant de repartir, boudeur.

- On va vous laisser, dit Adrien à son frère dans un murmure.

Félix jette un rapide coup d'œil à l'insecte noir et acquiesce. Le papillon passe définitivement par la fenêtre.

L'étudiant en profite pour attraper la tasse vide de sa coéquipière, pour se diriger vers la sainte cafetière qui l'attend dans un coin de l'atelier. Cette semaine de vacances sera tout sauf reposante, il en est conscient. Et c'est après avoir posé la tasse près d'Elise qu'il entreprend de faire l'ourlet de la tenue commencée la veille.

Elise ne repose son crayon de papier que lorsque la nuit est tombée depuis longtemps dehors. Presque trop longtemps pour espérer manger, parce que c'est la faim qui vient de la sortir de sa transe.

- Alors ?

Elle relève la tête. Elle ne lui a jamais demandé son avis explicitement pour une collection. Elle travaille pourtant pour sa troisième depuis qu'il la connait. C'est pour cette raison qu'elle se demande ce qu'elle fait, à se lever, les feuilles en main, pour lui montrer.

- J'ai terminé. Le dernier est un peu bâclé pour le haut, mais c'est une partie que je vais récupérer de ce qui a déjà été fait.

Il hoche la tête. Il n'en demandait pas tant, mais il ne peut pas se retenir de dire :

- C'est différent de ce qu'on fait là. On dirait un autre style.

Elle acquiesce.

- C'est parce que les vêtements créés par Lilibellule sont des vêtements qui ont obligation d'aller à tout le monde. Ça ne rendra jamais comme la photographie, mais ça doit être portable par n'importe qui. Ma marque existe depuis deux ans. Tu sais combien j'ai eu de retours ?

- Non, répond-il en secouant la tête.

- Sur les quatre mille huit cents vêtements créés, attention, vêtements, pas modèles, il y a une vingtaine d'exemplaires par modèle. Il y a eu cent-quatre-vingt-sept retours. Sur des colis en mauvais état, ou sur une erreur de commande. Seulement onze ont rendu pour erreur de taille de leur part, ou pour « produit non conforme aux attentes ».

Il garde son air surpris pour la réponse à la question suivante :

- Et combien en avais-tu vendu, sur ces quatre mille huit cents vêtements ?

Elle sourit d'un air entendu, assise sur le coin de la table :

- Quatre mille six cent trente-trois. Toutes catégories, saisons, et moments confondus.

- Tu es douée, Lilibellule.

Pour la première fois, la remarque lui fait franchement plaisir. Elle se lève.

- Merci. Agreste, dit-elle tout même par jeu.

Il plisse les yeux d'un air faussement outré, et demande en se levant à son tour.

- Tu as besoin d'aide pour les mesures ?

Elle lui lance un d'air désabusé :

- Parce que tu sais faire ça, toi ?

Il hausse les épaules, les yeux grands ouverts :

- Je ne sais pas, je sais faire ça, moi ?

Elle sourit de plus belle, mais secoue la tête.

- Pas besoin, merci. Laisse-moi faire ma tambouille. Notre projet n'avance pas d'un pouce ou presque, depuis qu'on est arrivés.

- Je pense que ça ira justement plus vite si tu peux rapidement te reconcentrer sur le projet.

Elise soupire :

- Si tu y tiens tant que ça.

Elle lui lance un mètre, tandis qu'elle attrape un crayon pour annoter les chiffres sur les feuilles. Son partenaire ayant le compas dans l'œil - et même si elle s'en moquait au départ, Elise a dû remarquer son efficacité remarquable – elle le laisse dire au déroulé du mètre sur la table vide, quelles seront les mesures de ce qu'il voit.

Après trois bonnes heures de métrage, ils s'assoient tranquillement, une tasse de café dans les mains.

- Ce sera terminé d'ici demain matin.

- Tu ne veux pas travailler pour moi ? demande-t-elle en souriant, l'air tout de même bien fatiguée.

- Pourquoi pas ? Je pense que ça pourrait être une bonne expérience, répond-il sérieusement. Tu pourrais me prendre trois mois.

Elle secoue la tête.

- Tu me prendrais trop cher. Mais si tu as un stage à faire, pourquoi pas.

Les lèvres de Félix s'étirent doucement dans un sourire sincère.

- Merci.

Elle secoue la tête.

- Tu ne peux pas travailler seulement dans l'entreprise de ton père, ça coule de source. Il faut que tu voies de quoi est fait le monde des autres.

Il la regarde longuement, ses deux iris gris plongées dans les siennes.

- Je ne connais même pas le mien.

De Fil en AiguilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant