Chapitre 46

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Elise regarde, derrière le rideau le départ, et s'enferme ensuite dans la loge pour attendre le premier mannequin à déshabiller.

La majorité des groupes a pris cinq ou six mannequins, et eux ne sont théoriquement que quatre. Mais la robe que la styliste porte maintenant n'est pas celle que Félix voulait la voir absolument porter, et elle devra faire un passage avant, elle aussi.

Elle prépare les housses, les installe dans l'ordre, et fait de la place pour les vêtements qu'elle va jeter là une fois qu'il faudra les retirer pour en changer. Elle range les cintres, vérifie une dernière fois son travail...

Elle réceptionne la première moins d'une minute plus tard.

- Alors ?

- C'était super à porter ! lui répond-elle avec un sourire lumineux. Très confortable ! Est-ce que c'était ton design ?

Elise sourit, défait la fermeture, fait glisser la tenue une pièce, et donne le bas de la suivante à enfiler.

- Ce sont nos travaux à tous les deux. Personne n'a son propre design.

Cette mannequin-ci porte des talons hauts, Elise la tient le temps qu'elle enfile le pantalon.

- Ah ? Je vois.

- Ne t'en fais pas. Elles seront toutes aussi confortables que celle-là. Puisque je me suis chargée de faire toutes les doublures.

- D'accord ! répond-elle tout de même enjouée.

Quand le prochain arrive, deux minutes plus tard, la jeune femme est déjà sur le départ, prête.

Mais ce n'est que pour le passage de la tenue quatorze, que la styliste sort de la petite pièce, vérifie une dernière fois son maquillage et s'apprête à passer devant Félix. Ce dernier lève la main, et elle tape dedans tout en passant le rideau.

Ça y est. Elle est sur le podium. Elle n'y voit presque rien, aveuglé par la lumière, mais continue de marcher, faisant un pas par un pas, et le menton relevé. Quand elle arrive au bout, elle fait demi-tour, tout comme son coéquipier lui a appris.

Au final, quand Elise revient au rideau, elle a l'impression d'avoir marché plusieurs kilomètres, et ne voit plus grand-chose. Mais elle ne se plaint pas une seconde, et retourne dans la loge, pour aider le mannequin suivant à se changer.

Félix passe la tête en cours de route et demande silencieusement si elle va bien.

Elle secoue la sienne discrètement, roule des yeux et lui tire la langue. Il répond par un pouce levé et un sourire sarcastique, puis retourne à son poste.

- Vous n'êtes plus fâchés ?

C'est l'étudiante enceinte, qu'elle est entrain d'habiller.

Elise hausse sobrement les épaules.

- Va savoir. De toute façon, ne t'occupe pas de nous. Tu dois défiler. Allez. C'est bon pour toi ?

La jeune femme trouve chez la styliste une douceur qu'elle n'avait jamais encore vu chez elle, et une conscience professionnelle qui fait défaut à beaucoup d'étudiants de leur école encore. Ce n'est pas comme si elle était quelqu'un d'autre, mais presque. Et pourtant, elle ne semblait pas franchement se cacher.

- Hé, Lilibellule !

Elle relève la tête agacée, termine de poser l'épingle à cheveux à sa place en un temps record, et répond sèchement :

- Quoi, Agreste ?

- On a un bouton perdu.

- Quoi ?

Elle s'approche à grandes enjambées pour arriver jusqu'à lui, et elle regarde la manche avec un air paniqué.

- J'ai mal cousu un bouton ?

Il n'a pas le temps de lui répondre que c'est lui qui s'en est occupé, ce n'est pas la peine de se rejeter la faute, de toute manière. Si c'était effectivement elle qui l'avait cousu, il ne serait jamais tombé.

Ils n'ont pas pris de boutons de rechange, parce qu'elle pensait honnêtement que ce genre de choses n'arriverait pas. Surtout que c'est la veste de celui qui va devoir partir.

Félix se rend compte que s'était très orgueilleux de sa part.

Elise panique, lui fait retirer la veste, et la positionne sur une épaule, comme si elle avait glissé de la deuxième, pique quatre épingles pour la tenir, et soupire de soulagement, en le poussant légèrement dans le dos :

- C'est bon. File.

L'étudiant échange un regard avec Félix qui fronce les sourcils.

- Qu'est-ce que tu attends, vas-y ! dit-il en le poussant à son tour.

Il en profite pour faire le point :

- Si Elise dit quelque chose, ne me demandez pas mon avis, on n'a pas le temps pour ça. Je vais me changer.

La première tenue qu'il a portée était pour présenter leur travail. La prochaine sera en réalité la première, et la deuxième sera la dernière, comme pour Elise.

Les mannequins défilent encore, et Elise courre se changer à la dernière minute. Félix l'aide à se lacer derrière le rideau, tandis qu'on regarde avec curiosité sa tenue.

C'est une robe assez longue sur le derrière, mais dont la complexité semble intégralement cachée ou presque par un tissu fin, mais à peine translucide, dans la pénombre.

Elle se tient à côté de lui, face au rideau, et attend patiemment que la mannequin revienne du bout du podium.

Félix attrape sa main, et la glisse sous son bras. Elle resserre sa prise et respire.

Finalement, grâce à Elise, il n'a pas pensé longtemps à son ancien miraculous. Ni n'a eu le temps de s'inquiéter pour Adrien ou Marinette. Il n'a pas eu le temps d'être nostalgique. Ni de s'ennuyer comme il en avait peur en début d'année.

Et puis... peut-être qu'il va pouvoir commencer sérieusement à voler de ses propres ailes, qui sait.

L'une des deux étudiante s'approche du dos d'Elise en fronçant les sourcils, le regard attiré par une broderie familière, à la bordure inférieure du corset de la styliste, visible entre les deux pans du tissu voilé. C'est une libellule tracée d'un trait, et dont la trace de son passage s'emmêle pour former un "A", majuscule.

- C'est le logo...

Elle reprend à voix haute :

- Mais c'est le logo de Lilibellule !

Le duo se retourne, souriants, se regardent et Elise lui fait un clin d'œil, tandis que Félix glisse un doigt vertical devant ses lèvres.

La mannequin arrive et ils font un premier pas, puis un second... et montent finalement sur le podium.

- Mais que va-t-on faire de toi ? demande-t-il à voix basse avant d'arriver à hauteur d'appareils photo.

Elle sourit plus fort, en secouant la tête, puis regarde loin devant elle, sans répondre.

Passer de cette ombre, vêtue de cette robe, à cette lumière éblouissante marque son progrès certain dans la vie. Comme cette libellule, perdue au beau milieu de la rue, ou cette coccinelle, poursuivie par ce chat noir, sur les toits de Paris.

La main de Félix passe dans le dos de sa coéquipière au moment où elle fait un pas de plus, et le léger voilage bleu pâle qu'elle a rajouté sur la robe en la terminant tombe doucement, révélant le mécanisme ingénieux dont il est l'auteur : une cachette de la plus belle robe qu'elle n'ait jamais faite, et qu'elle sera la seule à porter.

Leur mémoire, et leurs aventures.

De Fil en AiguilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant