Assise à une table dans l'un des cafés dans lequel elle est sortie plusieurs fois avec Félix, Elise attend son premier rendez-vous.
Encore réveillée sur le pouce, par Félix, qui avait mis son propre réveil pour la lever, alors qu'elle s'était vautrée sur l'une des tables de l'atelier prêté par Gabriel Agreste, l'étudiant ne sait même pas comment elle peut être approximativement présentable, et à l'heure.
Elise attend patiemment le premier rendez-vous, avec un adolescent, de l'âge d'Adrien. Il est dix-sept heures quinze, un lundi soir.
Elle a trois rendez-vous dans la fin de journée, deux le lendemain, et trois autre le vendredi. Pour le reste, elle a déjà suffisamment de travail avec le concours et sa propre collection pour ça.
Le jeune est à l'heure, et porte une chemise, qu'il a dû enfiler en sortant de son lycée, histoire d'être présentable. Elle salue l'effort.
- Bonjour.
Il s'installe nerveusement devant elle, et elle réfléchit rapidement. Ses autres postulants de la soirée viennent pour le même poste. Il faut qu'elle en choisisse au moins un sur les trois, et si possible dans la semaine. Pour les couturiers... ça peut attendre si sa dernière couturière n'a pas à emballer les commandes.
- Je m'appelle Eliott Colin. J'ai dix-sept ans, dix-huit dans deux mois, et je suis en terminale.
Il a beau être nerveux, ça ne semble absolument pas être son premier entretient d'embauche. Il poursuit sa présentation tandis qu'elle le regarde, dessinant doucement un croquis de lui sur la feuille de notes qu'elle a devant elle.
Il est assez jeune, mais ce n'est pas si étonnant que ça de chercher un travail à son âge. Il est grand. Plus qu'elle, d'au moins près d'une tête, mais Félix et son frère sont aussi plus grands qu'elle. Elle peut donc penser qu'elle est plus petite que la plupart des garçons de cette tranche d'âge. Il est brun, les yeux très foncés, et la peau pourtant assez pâle, alors que même si Félix est pâle, et elle aussi, lui est blond presque blanc, et elle brune, mais bien plus clair. Quoi que.
- Tu veux travailler pour quoi ?
Il hausse les sourcils :
- Pour gagner de l'argent ? répond-il mécaniquement.
Il écarquille soudain les yeux en se mordant la lèvre.
- Enfin... je veux dire...
Mais le regard d'Elise s'est mis à briller un bref instant, et la faible manière dont elle vient de se redresser le fait frissonner.
- Tu es ponctuel ? demande-t-elle en relisant le CV.
Il hoche vigoureusement la tête :
- Oui. Je suis toujours à l'heure. Mais je ne sais pas pour quels horaires vous allez avoir besoin de moi... Je suis encore au lycée.
- Hum. Quels sont tes horaires, le soir ?
- Heu... dix-sept heures. Encore dix-sept, quatorze, dix-huit, et seize.
Elise le surprend en sortant un carton de sur la chaise à sa gauche. Elle le pose sur la table, et le pousse doucement vers lui.
- Regarde.
C'est un coli qu'elle s'est envoyé. Il n'est pas encore ouvert. C'est à lui, de le faire.
Il s'exécute, déchirant la petite bande en carton, et sort le t-shirt, emballé dans un papier fin mauve pâle.
- Tous les colis doivent être emballés comme ça. Pour des centaines de commandes par jour. Tu es capable d'avoir ce résultat ?
- Je ne l'ai encore jamais fait... mais je pense que si on me montre, je saurais le faire.
Elle acquiesce lentement.
- Tu peux y aller. Je te recontacterais pour te dire ce qu'il en est.
Il hoche la tête, peu convaincu, et se lève.
Le recontacter ? Mais ils ne le font jamais.
Eliott sort de l'endroit sans même avoir commandé à boire, plus silencieux qu'il ne l'a jamais été. Travailler dans la mode n'est pas nécessairement ce qu'il veut faire. Lui veut aller à la fac pour étudier l'économie, et être pourquoi pas comptable. Les chiffres sont la chose la plus simple et logique à laquelle il peut faire face. Parce que dans l'arithmétique de base, un deux est un deux, et une addition est une addition.
Ce n'est pas l'air qu'il donne, d'être aussi sobre. Et n'importe qui le connaissant dira toujours que c'est un personnage bavard, peu attentif, et qui s'ennui facilement. C'est plus ou moins le cas. Parce que les mathématiques l'intriguent. Elles lui plaisent, et il peut facilement se concentrer dessus.
C'est à cause des mathématiques qu'il voudrait avoir un poste dans l'économie. Et un diplôme à l'université pourra lui permettre de trouver un travail dans une entreprise. Ou du moins, il l'espère.
Après un peu moins d'une heure de bus, Eliott arrive enfin chez lui. Payer l'université ne devrait pas être un problème l'année prochaine, grâce à son éligibilité à la bourse. En revanche, en attendant, il va falloir qu'il se retrousse un peu les manches pour aider.
Son petit frère l'accueille avec un sourire et la dernière aussi.
- Alors ? demande son père avec bonne humeur.
Eliott hausse les épaules, avec un semblant de joie :
- Je suis sûr que ça va le faire.
Sa mère vient l'embrasser sur le front.
- Bonjour mon grand. C'est une bonne nouvelle. Prends ta douche, et vas faire tes devoirs.
Il lui fait un clin d'œil.
- J'ai eu un prof absent, alors ils sont déjà faits !
- Mais vas te laver quand même, rit son frère, tu pues !
Eliott lui tire la langue avant de se faufiler dans la salle de bain. Si son boulot pouvait au moins lui permettre de payer son permis lui-même, ce serait déjà pas mal.
De son côté, Elise termine son dernier rendez-vous et rentre chez elle, où Félix l'attend déjà, machine à coudre en route. Elle pose les feuilles sur un coin de table et retire son manteau pour commencer à travailler, chaussures aux pieds.
- Alors ?
Elle hausse les épaules :
- Je ne prendrais plus de rendez-vous. Je sais qui je prendrais pour quoi.
- Déjà ?
Elle change le fil des canettes et lui sourit doucement.
- Je suis plutôt spontanée, tu n'avais pas remarqué ?
- Je ne savais pas que la spontanéité voulait dire inconscience, rétorque-t-il platement.
- C'est de la naïveté de prendre un adolescent et un gosse de riche dans mon atelier ? Oui, tu as raison, je devrais me méfier du deuxième...
- Hé, c'est moi le gosse de riche ?
Elle éclate de rire, narquoise :
- Qui sait, attends de recevoir ton mail de réponse.
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De Fil en Aiguille
FanfictionFélix a maintenant vingt-et-un ans. Toujours plongé dans ses études de stylisme, il regarde parfois d'un air distrait son petit frère Adrien jouer les héros de Paris aux côtés de celle dont il a longuement entendu parler, mais qu'il connaissait bien...