Chapitre 41

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En dépit de tous leurs efforts et l'air que ça leur donnait, ils n'ont que quatre mannequins à s'occuper, comme prévu au départ : trois femmes, et un homme.

Elise se vautre dans le canapé de Félix, le laissant s'agiter tout seul, et ayant l'ultime impression qu'elle ne fait rien de ses journées. Il s'assoit à côté d'elle, après avoir passé le dernier coup de fil de la journée. Il est vingt-deux heures.

- Tu es tellement occupé... alors que je n'ai rien à faire...

- Si tu t'ennuie, vas travailler, soupire-t-il alors qu'elle se plaint encore une fois.

Il lui fait un sourire hypocrite :

- Ou vas en cours. L'école te coûte tellement cher que je ne comprends pas que tu n'y ailles pas.

Elle tourne la tête vers lui, dépitée.

- Félix.

- Hum ?

- J'ai cousu dix-sept pièces en deux jours. Je ne travaille pas aussi vite qu'une machine, mais pour quelqu'un qui n'a pas travaillé plus de dix heures, je m'en sors bien. Et... On est dans le creux, de toute façon. Je n'ai pas grand-chose à faire de mes journées et à part aller en cours... grimace-t-elle. Je ne veux même pas en entendre parler, par pitié. Ils savent trop de choses qu'ils ne savent pas, ces professeurs...

Elle frissonne de dégoût en y pensant.

Il hausse un sourcil. Un détail de son monologue a attiré son attention.

- Le creux ? demande-t-il.

Elle acquiesce, change de position, se met en tailleur sur le canapé.

- On a terminé de sortir la collection, on ne fait plus que des vêtements supplémentaires pour les endroits où les demandes sont plus nombreuses que prévues. On n'a plus de gros travail de couture avant deux ou trois semaines.

Elle s'étire.

- Et en plus, j'ai même emballé quarante-trois commandes. Je suis efficace.

- Et le petit nouveau ?

Elise sourit franchement.

- Eliot ? Il apprend bien et vite. Si je le laissais faire, il travaillerait jusqu'à vingt-heures du soir. Il est d'une grande aide.

Il laisse sa tête se poser sur le dossier du canapé.

- Je suis désolé de ne pas pouvoir t'aider pour le moment.

- Ne t'en fais pas pour ça. J'ai pris une couturière en alternance, je t'ai dit.

Il ne semble pas convaincu. C'est vrai que pour cette année, travailler pour Elise est compliqué. Il n'a pas fait la demande de dispense de cours pour travail en début d'année scolaire, donc ne peut pas louper les cours de l'après-midi qui sont en général obligatoires, et avec le concours, bien qu'il travaillait tout aussi dur au départ pour combler ses lacunes, il doit maintenant faire ce qu'Elise ne peut pas gérer, puisqu'il lui faudrait bien plus de temps que ce qu'ils ont pour apprendre à le faire, et qu'elle n'a pas d'autre connexion que lui.

La couturière en alternance pourra aider un peu, mais elle ne sera là qu'une semaine sur deux. Et Elise ne tient plus en place, depuis qu'elle a signé l'accord de vente pour son immeuble. Elle est euphorique, tandis qu'il est épuisé.

Elle tourne la tête vers lui pour lui poser une question quand elle se rend compte qu'il est bien plus pâle à la lumière de la lampe qu'à celle du jour. Il fait nuit depuis moins d'une heure, et ce n'est pas parce qu'il est tard, mais parce que le temps est mauvais.

Félix, lui, est blanc comme le ciel est noir.

- Tu vas bien ? demande-t-elle subitement.

Il acquiesce.

- Oui, ne t'en fais pas.

Il n'a pas mis sa cravate de la journée, et elle est encore là alors qu'elle n'avait strictement rien à travailler avec lui aujourd'hui. Mais elle n'a pas le temps de culpabiliser qu'elle le voit bailler.

- Tu es fatigué, observe-t-elle.

- Je ne dors pas super bien en ce moment. Je m'endors à deux ou trois heures du matin sans raisons. Je dors d'une traite pour être deux fois plus fatigué au réveil, soupire-t-il en se passant une main fatiguée sur le visage.

Elle le regarde longuement, tandis que Félix détend sa nuque en laissant son crâne tomber en arrière une seconde fois. Elise pose sa propre tête sur le côté du dossier, pour l'observer de tout son saoul.

- Tu veux que je te lise quelque chose ?

- Hum ?

Il hausse un sourcil, incertain quant à la proposition qu'elle vient de lui faire. Vient-elle seulement de demander ce qu'il a entendu ?

- Je crois que ça aide à dormir, non ? Attends.

Elle se lève, regarde autour d'elle et prend le livre qu'elle l'a vu lire encore deux jours plus tôt. Dos à lui, elle explique :

- Je vais mettre un deuxième marque-page jusque là où je vais lire. Comme ça, tu n'as pas à avoir peur de t'endormir, ou à t'inquiéter de louper quelque chose. Tu en penses quoi ?

L'idée de l'emmener se coucher et de lui lire une histoire comme une vieille femme ne l'enchante pas tellement. Mais si ça peut permettre à Félix de gagner en qualité de sommeil, elle pense pouvoir faire une concession ou deux. Après tout, il est le premier à en faire.

Elle se retourne pour avoir un accord visuel qu'il ne lui donne pas, déjà endormi.

Elise le regarde tranquillement plusieurs minutes, avant de se lever pour aller chercher un plaid, celui dans lequel elle se roule lorsqu'elle a froid en venant chez lui pour un oui ou pour un non.

Elle le dépose sur ses épaules, et recule sans un bruit. Elle retourne s'assoir par terre, et commence à feuilleter le livre en attendant que la fatigue vienne la chercher elle aussi.

Elle tourne une page, puis deux, et trois... elle s'endort sans vraiment y penser, et son sommeil particulièrement agité se laisse peupler par un chat noir fatigué, un rouleau de tissu agressif, et une machine à coudre longue à la détente... de quoi faire cauchemarder le meilleur, et faire pleurer une madeleine.

De Fil en AiguilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant