Chapitre 37

53 7 0
                                    

Félix attend Elise à son appartement une heure durant. C'est la première fois qu'il la loupe. Est-ce qu'elle a oublié de venir ? Habituellement, il sait quand elle prévoit de passer, ou lorsque c'est à lui d'aller chez elle, sans même qu'ils en discutent ensemble. Mais cette fois, il en vient à se demander s'il ne se serait pas trompé.

Il enfile sa veste en silence, son visage terriblement impassible mais fatigué, et met ses chaussures. Puisqu'elle n'est pas venue, il ira la voir.

Félix hésite à se rendre à l'atelier de son père en premier. Ses pas le conduisent pourtant directement chez elle, où il voit de la rue la lumière de sa fenêtre allumée.

Il est habituellement préférable qu'elle se rende chez lui, ou qu'il ne vienne chez elle que le soir, pour ne pas être vus. Personne ne connait l'adresse de Félix, qui n'est même pas dans un appartement à son nom, mais à celui de l'entreprise de son père.

Il frappe une fois, avant d'entrer, comme il a l'habitude de le faire. La porte est ouverte, il la passe sans soucis.

Il se fige sur le pas de la porte.

L'appartement est méconnaissable. Elise l'a rangé de fond en comble, si l'on considère que mettre en carton les tissus en surplus est du rangement, et une longue robe volumineuse prend place sur la totalité de la grande table, dont il n'avait jamais vu la couleur avant aujourd'hui.

Elise est assise sur l'une des chaises, endormie, la tête dans le creux de ses bras repliés.

Elle aura sûrement voulu faire un sôme, et fait glisser la robe un peu plus loin pour ne pas risquer de baver sur le tissu.

Son sommeil ne semble pas particulièrement agité, mais sa mine contrariée ne lui échappe pas, et il s'installe sur la chaise qu'il a depuis longtemps commencé à considérer comme la sienne.

La robe en elle-même est magnifique. Le travail est fin, et elle représente à elle seule toute leur collaboration : le bleu, le rouge, les fleurs en tissu rose pastel, le tulle vert pâle, et le corsage noué par un ruban noir. Une quantité faramineuse de souvenirs en quelques couleurs, et dans un panel large de styles. La tenue hétéroclite et pourtant tellement harmonieuse lui rappelle ses anciennes aventures.

Et pour la première fois, il ne s'en souvient pas avec nostalgie, mais avec humour, et tendresse. C'est comme s'il voyait ce qu'il avait vécu exactement comme cela c'était passé : les angoisses, le sang-froid, le danger, les rires les ironies les catastrophes et tout ça dans cette même harmonie. Le vêtement représentatif d'une vie. Un chef d'œuvre à l'état pur.

Mais les mesures ne sont pas les mêmes que celles qu'Elise prend en règle général. Il la voit soudainement se lever, au beau milieu de la nuit qui vient de s'écouler, avec une vision en tête : cette robe. Et pas cette robe que n'importe qui pourrait porter, mais la sienne. Un vêtement qu'elle a fait pour une personne précise, alors qu'elle porte elle-même des vêtements de sa propre marque, mais en taille standard.

- Félix ?

Il sursaute.

- Hum ?

Il tourne la tête vers elle, les doigts encore crispés dans le tissu de la jupe, et elle le regarde, encore à moitié endormie.

- Désolée. Tu m'as attendue ?

- Non, répond-il sans réfléchir. Je n'attendais pas.

Elle se redresse pour de bon, observe la pièce autour d'elle dans un frisson de désagrément. Ne se souvient-elle pas de ce qui a bien put lui traverser l'esprit au cours de cette nuit ?

Félix fie quant à lui la robe, toujours étalée sur le bois, comme le corps inachevé d'une poupée de qualité.

Elise le regarde à nouveau, saisissant cette expression d'incompréhension pour la première fois sur son visage.

- Désolée, dit-elle. J'ai travaillé pour du beurre cette nuit, j'aurais mieux fait de dormir.

Les doigts encore dans l'étoffe pâle, il secoue mécaniquement la tête.

- Il la faut pour le défilé. Il faut que tu la porte.

Ses yeux s'ancrent dans ses pupilles vertes et marrons, et elle cesse brièvement de réfléchir :

- Tu as dis quoi ?

Il secoue la tête, la regardant toujours dans les yeux.

- Essaye là.

- Elle n'est pas terminée.

- Mets-la quand même. Je vais t'aider. S'il-te-plaît.

S'il-te-plaît. Rien que pour ce mot, elle arrête de se poser la question.

Elle se lève et pique l'aiguille dans la couture, pour ne pas se blesser avec. Elle retire son t-shirt à manches longues, et son pantalon, et Félix attrape la robe.

Il la pose sur le sol, élargissant le passage des hanches, pour qu'elle mette les deux pieds dedans. Elle monte ensuite le tissu jusqu'à sa taille, puis monte l'élastique du tube pour le buste jusqu'en haut de son soutient gorge. Une fois la doublure mise en place, elle plaque le haut du corset sur sa poitrine, et Félix attrape les extrémités pour attacher le tout dans le dos.

Avant qu'il ne serre, Elise fait glisser les bretelles de son soutient gorge le long de ses bras, puis les glisse dans la doublure une fois qu'elle s'en est libérée.

Félix serre finalement, et l'intégralité de la robe se met à sa place, dans un génie effroyable qui ne leur effleure même pas l'esprit.

Il ne comprend pas, mais il conçoit cette robe. Il visualise ce qu'elle représente, et ressent le besoin de la voir sur corps comme s'il y avait contribué physiquement. Et Elise n'a pas l'air d'être contre l'idée, puisqu'elle s'est contentée toute la nuit de réaliser ce qu'elle pensait, sans même réfléchir au sens de ses mouvements.

Une robe automatique, qui la fait vibrer. Le premier vêtement qu'elle s'est réalisé pour elle.

Félix termine de l'attacher, et le temps s'arrête. Il ne voit que le dos, et elle ne voit que ce qu'il y a en contrebas de ses yeux. Et pourtant, un frisson d'excitation les traverse.

Elle attrape le bas de la jupe, et marche rapidement vers sa salle de bain, le derrière en voile et tulle attrapé par l'ancien héro au passage. Le temps qu'elle remette la totalité de la robe autour d'elle, lui revient avec une chaise, et l'aide à grimper dessus sans tomber.

Elise accroche enfin son regard à son reflet, et elle comprend finalement ce qu'il s'est passé cette nuit là : elle a eu envie pour la première fois d'être elle-même.

De Fil en AiguilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant