Elise entre dans l'appartement de Félix avec un air ennuyé.
Il ne se lève même pas, habitué à ses entrées en coup de vent, et termine tranquillement son repas du midi.
- Tu es contrariée depuis deux jours, maintenant, ça ne te ressemble pas.
- Tu n'es pas en cours, ça ne te ressemble pas non-plus, mais je ne te fais de réflexion, lâche-t-elle en se laissant tomber sur la chaise en face de lui.
Elle retire sa longue écharpe, et son manteau, qu'elle balaie en les lançant sur la chaise à sa gauche.
- Je n'ai même pas eu le temps de faire mettre mon annonce sur Pôle Emploi, se plaint-elle. Et j'ai seize candidatures !
- Dix-sept, dit-il la bouche semi-pleine.
- Hein ? demande-t-elle en le dévisageant.
Mais Félix est déjà debout, et sort deux feuilles de son sac, pour les poser devant elle.
- C'est une blague ?
Il vient de lui donner son CV et sa lettre de motivation.
- Pourquoi tu ne choisis pas ceux que tu veux rencontrer ? Même moi. J'aimerais travailler pour toi, mais pas nécessairement longtemps. Si je ne conviens pas à ce que tu attends d'un couturier, ne me prends pas. Je ne t'en voudrais pas, ce sera un choix logique. Tu peux même me dire demain que tu ne veux pas de moi. Mais réfléchis-y seulement sérieusement.
- Temps partiel ? demande-t-elle avec un soupir, les feuilles dans les mains.
Il hoche la tête.
- Je voudrais terminer mes études.
Elle acquiesce et se lève en lisant la première page. Elle se rend dans la cuisine, souriant légèrement en pensant au loisir « aime lire », et trouve une fourchette propre.
Félix grogne quand elle se rassoit devant lui en lui piquant une pâte, et elle l'ignore superbement.
- Tu es étudiant en gestion, se souvient-elle.
Il hoche la tête.
- Tu pourrais me faire une simulation, si je te donnais les chiffres de ma boite ?
Il hausse un sourcil.
- A titre d'ami ? insiste-t-elle.
Il soupire.
- Pour faire quoi ?
- Une étude de marché.
Il redresse lentement la tête vers elle, et elle sourit, narquoise :
- Oui, je sais que tu dois en rendre une dans deux mois. Si tu veux, tu pourras même utiliser celle que tu as fais pour moi. Et personne d'autre n'aura les chiffres.
Il hoche la tête.
- Alors marché conclu.
Elise pose les feuilles.
- Tu sais que si tu travailles pour moi, tu ne créeras aucun modèle. Tu coudras, vêtement sur vêtement, plusieurs fois le même modèle dans la journée.
Il sourit doucement.
- Si je commence chez toi, personne ne pourra me donner de traitement de faveur, mais je ne serais pas maltraité non-plus. Je peux apprendre, et évoluer par mon propre mérite. Mon père pense que je me sers de toi pour gagner ce concours. On sait tous les deux que même si j'en ai le talent, je ne suis pas capable d'avoir notre niveau tout seul.
- Ouais, mais si tu bosses pour moi, on ne pourra pas sortir ensemble.
Il s'étouffe avec ses pâtes et elle écarquille les yeux.
- Je suis désolée ! C'était une blague ! Respire ! Il te faut de l'eau ? Quelque chose d'autre ? Félix ?
Il manque de s'étouffer une deuxième fois, mais noie le poisson dans son verre de vin qu'il vide d'une traite.
Le « sortir ensemble », suivit du « Félix », avait une visée meurtrière, n'est-ce-pas ?
Il s'essuie la bouche à l'aide de la serviette à sa droite, et répond calmement, une fois sa bouche enfin libre.
- Elise. Ne recommence pas ce genre de choses, s'il-te-plaît.
- Quand tu manges ou tout le temps ? demande-t-elle très sérieusement.
- Si ça reste rare, seulement quand je mange.
Elle sourit.
- C'est noté.
Félix hoche distraitement la tête. Oui, ça lui semble le plus important. Et il change rapidement de sujet.
Une idée pour la personne qui emballera les paquets ?
Elle hausse les épaules.
- Je ne sais pas encore, non. Toi, tu as une idée ?
- Aucune. De toute façon, je ne me permettrais pas de te soumettre une idée pareille !
Elle répond sobrement par une moue amusée, avant de soupirer :
- Enfaite, j'ai peut-être une idée. Mais je voudrais être sûre que c'est la bonne.
Félix secoue la tête. Le sujet lui semble clos. Aussi, il passe à celui d'après.
- On va chez mon père ?
- Non, je suis venue tricoter. Mais prends ton temps. Finis de manger, je vais utiliser la laine de tes chaussettes.
- Mes chaussettes ne sont pas en laine, râle-t-il en amenant une nouvelle bouchée près de ses lèvres.
Elise rit jaune.
- Oh, mais pour des vêtements aussi chers, j'aurais pourtant parié que c'était de la qualité.
Il fronce le nez en jouant avec sa fourchette d'un air piteux :
- La laine me démange.
Elle ouvre de grands yeux.
- Vraiment ?
Elle éclate de rire.
- C'est bien la seule chose que je sache sur toi qui soit aussi spécifique !
- Tu en sais bien plus que les autres.
Elle hausse les épaules et joue avec le coin de la feuille de CV qu'il lui a donné. Elle le regarde encore une fois, tandis qu'il lui tend son assiette, et elle pique distraitement sa fourchette dans la dernière pâte.
- Merci.
Elle jette un dernier coup d'œil dessus.
- Je ne sais pas comment évaluer ta candidature, dit-elle honnêtement. Avec toi, j'ai l'avantage de savoir travailler. Nous nous sommes adaptés l'un à l'autre. Je sais que je peux m'accommoder de ton caractère. Que tu travailleras sérieusement. Je te fais déjà confiance. Je ne peux pas évaluer ces critères, pour toi. Mais ce sont les principaux. Sinon, sur le papier, tu es exactement le même que les autres. Tu es juste le fils d'une pointure dans notre domaine. Si je fais abstraction de tout ce que je sais de toi, et que je ne me fie qu'aux feuilles que tu viens de me donner, tu es monsieur tout le monde. Et c'est une étiquette qui ne te va pas.
VOUS LISEZ
De Fil en Aiguille
FanfictionFélix a maintenant vingt-et-un ans. Toujours plongé dans ses études de stylisme, il regarde parfois d'un air distrait son petit frère Adrien jouer les héros de Paris aux côtés de celle dont il a longuement entendu parler, mais qu'il connaissait bien...