Chapitre 34

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Elise attend patiemment sur sa chaise que son partenaire n'arrive, pile à l'heure, pour voir les seize candidates retenues, en une seule fois. Et pour bien cerner ce qu'elles valent, Félix et elle ont décidé d'un commun accord qu'elles porteraient ce qu'elles veulent pour les deux tenues à présenter, mais pas pour la troisième : une robe sobre crée par leur soin, seulement pour l'occasion.

Elle n'aurait jamais cru qu'elle leur ferait porter du Lilibellule, et pourtant, le modèle a été choisi sur la base de l'une des premières robes de sa marque.

- Nous sommes prêts à commencer, dit-il cinq minutes plus tard sans la regarder. Vous pouvez commencer.

Elise regarde attentivement les jeunes femmes commencer, fascinée. Ce qu'elle voit principalement, ce sont des femmes qui vont défiler avec quelque chose qu'elle a crée. Ça suffit à l'émouvoir. Jusqu'à ce que ce soit au tour de la fille « forte impression ». Celle là, à peine met-elle le pied sur la scène qu'Elise frissonne.

Elle comprend maintenant ce que l'étudiant voulait dire. Le mannequin a tellement de présence que celle des deux autres filles à côté d'elle s'effacent. Elles n'existent plus.

Elise se creuse alors la tête dans tous les sens pour trouver la tenue idéale pour elle.

La jeune femme en question a les cheveux noirs, attachés en queue de cheval. La peau brune, elle ne laisse à peine percevoir ses yeux incroyablement noirs. Ce n'est pas de la fascination, qui saisit la styliste, c'est de l'admiration. On ne peut pas être quelqu'un comme ça d'un claquement de doigt. Et pour la première fois de sa vie, elle pense sincèrement d'une personne qu'elle est belle.

Les critères de beauté sont subjectifs. Elise n'en n'est pas seulement consciente, elle en est persuadée. Aussi, elle ne pense pas utile de penser des gens qu'ils sont beaux ou moches. Elle ne saurait pas trouver une personne laide, même si un autre styliste le disait. C'est pour cette raison qu'elle est surprise, et écrit sans aucune forme de procès le numéro de la tenue à côté de son nom.

Félix jette un coup d'œil rapide à la feuille, et entoure, le chiffre, comme s'il n'avait rien de plus à ajouter.

La suivant passe et bien qu'Elise ne la regarde que distraitement lors de ses deux premiers passages, elle l'arrête au troisième, alors qu'elle porte la robe qu'elle a faite.

Elle la fait avancer, et se lève pour monter sur la scène.

La sorte de gymnase dans lequel ils ont passé la sélection leur sert aujourd'hui pour choisir leurs mannequins, et cet espace n'est pas négligeable. Mais en dépit des trois mètres qui les séparent des personnes qui défilent, la brune n'a pas pu s'empêcher de remarquer comme une erreur de taille, dans la robe portée.

Elle pince les lèvres. Ça n'arrive pas. Ça n'arrive jamais. Elle ne peut pas se tromper dans la taille et Félix dans les mesures du tissu. C'est impossible.

- Je peux ? demande-t-elle.

Tous les regards sont braqués sur elles, mais même si son interlocutrice pâlit, elle se laisse faire et hoche la tête.

Elise pose alors doucement ses mains sur la silhouette du mannequin.

Elle n'a pas prit seulement de la poitrine. Elle a aussi prit du ventre. Et... les hanches se sont élargies un peu plus. Elise pince les lèvres.

Cette fille est enceinte.

Elle la lâche avec un haussement d'épaules soudainement mécanique, et se rassoit sans un mot, laissant un rapide symbole sur le côté du nom.

Félix regarde la lune, et met un moment avant de se souvenir de la provenance du dessin. Elise annote une lune aux croquis pour les modèles de jeunes mères.

Il place un masque d'impassibilité parfaite sur son visage, pour regarder le défilé qui a reprit sans eux.

De son point de vue, il ne peut pas prendre cette étudiante. De toute manière, sa carrière de mannequin est terminée. Si elle a déjà un enfant, rien ne garanti que son corps sera « vendable » dans la haute couture. Mais il pense que ce n'est pas l'avis de sa voisine, qui lui a simplement signalé le fait, sans pour autant refuser sa présence.

- Elle y réfléchit sérieusement.

Elise a plus d'expérience sur le cas des femmes mannequin enceintes, puisque l'une des siennes l'est depuis trois mois. D'ailleurs, c'est la raison pour laquelle elle a lancé lors de cette collection-ci une gamme, bien que restreinte pour le moment, de vêtements adaptés à la situation.

Sur ce coup, c'est elle, la professionnelle.

La séance se termine, et Félix sort de la salle avant Elise, qui attend la dernière, la fameuse mannequine enceinte.

- Je peux te poser une question indiscrète ? demande-t-elle de but en blanc.

Celle qui ne l'avait pas vue sursaute, une main sur la poitrine.

- Désolée. Je ne t'avais pas vue.

- C'est à moi de m'excuser, je n'avais pas remarqué.

Elle se racle la gorge avant de demander abruptement :

- Est-ce-que tu sais que tu es enceinte ?

L'autre se fige. C'est une femme d'un mètre soixante-quinze, d'un blond vénitien superbe, et pourtant, sans la moindre tâche de rousseur.

- Oui.

Elise hoche la tête mollement, le regard éteint.

- Je vois. D'accord. Mange bien. Tu vas prendre du poids, et tu ne dois pas le perdre. Prends soin de ton corps. Vous êtes deux à l'habiter pour neuf mois, dit-elle avant de partir.

Le mannequin la regarde partir, troublée.

- Neuf mois...

Elle sort du bâtiment un peu plus tard, pour voir un attroupement, autour de deux personnes.

Elle ne reconnait pas la voix de l'homme, en colère, mais reconnait sans peine celle de la fille qui vient de la conseiller :

- Mais tu sais quoi, tu as raison, Agreste. Reste tout seul dans ton coin. T'es tellement meilleur quand ça arrive ! crache-t-elle en partant.

- Elise. Si tu étais douée dans quelque chose, je n'aurais pas à faire tout le boulot. Alors tu sais quoi ? Apprends à coudre et on en reparlera.

Certains filment et les deux concernés s'éloignent l'un de l'autre.

Elle pose une main discrète sur son ventre tout en marmonnant, hagarde :

- Mais qu'est ce qu'il se passe ?

De Fil en AiguilleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant