Le clown sans sourire

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Dans la province montagneuse du Hunan, un homme se préparait dans le plus grand des calmes. Il soupirait de temps à autre, ses bras bougeaient mollement et il ne semblait pas enclin à terminer son maquillage. Une poudre blanchâtre recouvrait l'intégralité de son visage, son nez était taché de rouge et ses lèvres étaient agrandies par des traits grotesques qui créaient l'illusion d'un sourire. Ses mèches noires tombaient sur son front laiteux et elles ruisselaient sur ses tempes ; il avait attaché ses cheveux souples avec un élastique usé. Il recourba ses cils et s'appliqua à se rendre présentable. 

Quand tout à coup, quelqu'un toqua. Il pivota dans sa ridicule loge dans laquelle il pouvait à peine se mouvoir et il se fixa dans le miroir. Son maquillage était fini, mais il n'était pas encore habillé correctement. La représentation de ce soir ne débutait pas avant une demi-heure. Alors qui venait l'ennuyer maintenant ? Il soupira pour la millionième fois ; il remonta la fermeture éclair de son pantalon et passa sa chemise à froufrous blanche dans le bas, puis il prit une ceinture discrète. Il enfila sa veste aussi sombre que son regard semblable à deux pierres d'obsidienne. L'intrus frappa à nouveau sa porte et le clown se décida à ouvrir.

— Laissez-moi une minute pour vérifier les derniers détails et j'arrive. 

Il supposait faire face au pseudo-manager du cirque, au directeur qui le harcelait constamment ou aux autres artistes, mais une parfaite inconnue trépignait devant lui, gênée et triturant ses doigts. Elle mordillait sa lèvre inférieure. Il ne croyait pas qu'elle était chinoise et parierait sur une japonaise. Il l'observa sans parler, attendant qu'elle explique la raison de sa présence. Son air austère la décontenança, mais elle trouva le courage de lui sourire chaleureusement – ce à quoi il ne répondit pas. 

— Yi Jing, je suis une grande fan ! souffla-t-elle, essayant de contenir son excitation. Je regarde vos représentations en replay depuis plusieurs années déjà et...

— Voulez-vous un autographe ? coupa-t-il, blasé. Revenez après le spectacle, il faut que je me prépare d'abord.

— Eh bien..., j'ai demandé l'autorisation au directeur du cirque. Il m'a dit que cela ne vous dérangerait pas si je vous rencontrais maintenant. J'ai voyagé d'Osaka à Changsha pour vous voir en vrai... J'ai vu votre spectacle d'hier, je n'ai pas pu résister et je suis revenue aujourd'hui...

Yi Jing fronça les sourcils, ne cachant pas sa perplexité. Espérait-elle de lui un remerciement ? Il n'éprouvait pas une once de gratitude pour cette fan, ni pour les autres. Il savait que son visage sans défaut et son corps attirant plaisaient aux femmes surtout et qu'il avait de plus en plus d'admiratrices. A cause de ces personnes, le directeur du cirque refusait de résilier son contrat parce qu'il ramenait un nombre impressionnant de touristes – peu importe là où s'arrêtait la troupe. Il était par conséquent obligé de supporter cette vie. Pourquoi la remercierait-il ?

— J'aime les hommes, déclara-t-il sur un ton plat.

C'était faux, mais cette affirmation réussit à calmer ses ardeurs. Techniquement, il n'aimait personne ; ni homme, ni femme, ni rien du tout. Il n'avait pas le temps et l'envie pour ces occupations banales. Tomber amoureux ? Fallait-il en premier lieu qu'il s'accepte lui-même. Néanmoins, si le directeur ou le manager apprenaient qu'il avait repoussé de la sorte une fan, Yi Jing serait puni sévèrement. Alors, il fit volte-face et s'empara d'un feutre de maquillage ; il saisit la main de la japonaise et y inscrivit son nom et sa signature. Apparemment contente, il lui referma la porte au nez et regagna son tabouret bancal. 

— Merci Yi Jing ! entendit-il. Je ne vous oublierai jamais ! Je reviendrai, c'est promis !

— La prochaine fois que vous souhaiterez me voir en chair et en os, cria-t-il en retour, mordez-vous la langue et renoncez-y !

Elle ne répliqua rien et il s'imagina sa mine abasourdie ou perdue. Il pouffa et se désintéressa d'elle. Plus tard, ses pas s'éloignèrent. Un temps s'écoula et vint l'heure de la représentation. Yi Jing coiffa derechef ses mèches et il partit en direction de la scène, satisfait. Tout le monde était aligné dans les coulisses et s'échauffait. Le directeur lui lança une œillade noire, probablement avait-il eu vent de sa conversation avec la fan. Il haussa les épaules et le regarda passer entre les rideaux de velours. Les faisceaux lumineux s'allumèrent et le spectacle commença. 

Tout se déroula comme d'habitude. Les animaux exécutèrent des numéros qui amusèrent les spectateurs. Deux tigres, cinq chevaux et un majestueux lion. Ensuite, le Maître des reptiles dansa avec ses serpents et il en libéra quelques-uns qui s'approchèrent dangereusement du public. Des danseuses les divertirent un moment, et les funambules prirent le relais. Les trapézistes et les voltigeurs les impressionnèrent et le contorsionniste clôtura le premier acte. Le second succéda avec le même schéma, mais les tours devenaient plus compliqués et fatals en cas d'échec. 

Yi Jing intervint à la fin. Dès qu'il entra sur scène, un tonnerre d'applaudissements s'abattit sur lui. Normalement, il aurait dû les faire rire. Mais il ne voulait pas. Tous les soirs, sous le feu des projecteurs, il se posait des questions en boucle. Pourquoi était-il là ? Comment sa vie avait-elle dérapé pour qu'il finisse clown dans un cirque ? Un clown qui ne souriait pas. Il n'était pas diplômé, il était considéré en moins-que-rien par la société et il n'aurait obtenu aucun travail en dehors de cet endroit sordide. La troupe itinérante avait été son refuge et sa malédiction, son paradis et son enfer. Heureusement qu'il était extrêmement beau, sinon il serait au chômage.

Sans esquisser un seul sourire, il joua des pieds et des mains ; il se mouvait vite et avec précision. Bien qu'il détestait son métier, il gardait un certain professionnalisme et il connaissait sur le bout des doigts ses tours. Il réalisa quelques chutes à priori drôles, mima plusieurs figures ridicules et reproduisit des mouvements hilarants ; cela suffit à faire oublier au public qu'il était un clown triste. Finalement, le rideau se ferma et se rouvrit une minute, la troupe salua et les spectateurs rentrèrent tous chez eux. 

— Yi Jing ! aboya le directeur. Mais qu'est-ce que tu fous ?! La troupe n'a pas besoin d'un raté comme toi ! 

— Alors, virez-moi ! s'exclama-t-il, irrité.

— Sale merdeux ! Tu as intérêt à t'agenouiller immédiatement ! Crois-moi, tu regretteras de me mettre en colère !

Il l'ignora et s'avança vers un long couloir où un escalier en bois menait à sa loge. Mais il n'eut pas le temps de l'atteindre. Une main s'enroula autour de son épaule et il sentit violemment un poing cogner sa mâchoire. Sa tête tourna et il se rattrapa au mur. Le directeur disparut aussitôt, se massant la main et jurant contre lui. Yi Jing toussota. La douleur à sa joue lui rappela celle à sa jambe et aussi celle à ses côtes. Les ecchymoses jonchaient sa peau parfaite. Ce cirque causerait sa perte. Il tituba et s'avachit sous les marches, essoufflé et furieux. Mais que pouvait-il y faire ? La troupe lui offrait un toit et de la nourriture. S'il s'enfuyait, il mourrait de faim, de soif ou de froid. 

— Grand frère, chuchota une petite voix fluette. Grand frère, j'ai apporté de la soupe. 

Une minuscule main se présenta avec un bol de soupe fumante. Instantanément, Yi Jing étira ses lèvres en un sourire feint. Il prit le breuvage et le posa à côté de lui. Un tout petit garçon chétif se glissa sous l'escalier en face de lui et s'assit en tailleur. Ma Jiahao. La mascotte de la troupe. Un minuscule être adorable de sept ans sans famille. Ils étaient devenus frères par nécessité. Un besoin vital de s'en sortir. 

— Le patron Zhang t'a encore frappé ? demanda-t-il avec une moue. Il est vraiment méchant ! Je ne l'aime pas ! 

— Qui frappe qui ? rétorqua Yi Jing d'un air faussement supérieur. Grand frère ne se fait frapper par personne ! De toute façon, ne t'inquiète pas à cause de lui. Il ne te touchera plus. Jamais !

Auparavant, Zhang battait Yi Jing à la fin de chaque spectacle, mais il se taisait et ne se rebellait pas. Depuis qu'il avait giflé son petit frère, il se trouvait dans une rage noire et ne tarderait pas à commettre une grave erreur s'il ne partait pas d'ici avec Jiahao. Voilà pourquoi le garçon portait des manches trop longues et un foulard. Son aîné ne devait pas savoir pour les hématomes qui parsemaient son corps. Ou une haine sans pareille se déchaînerait sur la troupe.

Stasensë - L'âme du désert.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant