Le fin fond du monde

55 1 0
                                    

— La vieille sorcière connait-elle vraiment la route ? demanda Magnus.

— A mon avis, elle ne nous conduirait au milieu de nulle part sans raison, répondit distraitement Soo Ah.

— Deux jours entiers d'autoroutes qui n'en finissent plus et rien à l'horizon ! se plaignit encore le danois.

— A quoi vous attendiez-vous en venant ici ? grogna Jiahao en chinois et son grand frère traduisit. On dirait presque que vous avez rejoint cette équipe au dernier moment, sur un coup de tête.

Quand Yi Jing termina de répéter, un silence de plomb répondit au garçon. Il jouait avec les lacets de sa veste et releva la tête quand il n'entendit aucune réplique acerbe. Jiahao s'amusa à le trouver très beau. En tant qu'enfant, il adorait regarder les choses jolies et l'As Danois en faisait partie. Si sa langue n'était pas aussi acérée et qu'il savait se taire aux bons moments, il ne le quitterait pas d'une semelle. Ses cheveux peroxydés ondulaient légèrement, mais leur forme naturelle produisait un effet absolument sublime et le petit regrettait sa propre chevelure coupée en bol. Ses yeux limpides semblaient transpercer les âmes, notamment la sienne. Mais actuellement, ils s'étaient éteints et fixés la route terreuse. Avait-il encore touché une corde sensible ?

— Vous êtes stupide, mais ce n'est pas grave ! dit-il franchement. Tout le monde peut être stupide.

Magnus lui adressa un regard noir, tandis que Yi Jing se forçait à pincer ses lèvres pour ne pas glousser. Il se surprit à en avoir envie. D'habitude, il aurait simplement pouffé, mais n'aurait guère trouvé d'intérêt quelconque à cette énième querelle. Apparemment, il se déridait d'heure en heure. 

— Je ne suis pas stupide ! s'exclama Magnus, avec un sourire en coin. C'est toi qui l'es, sale teigne ! 

— Méchant Monsieur ! brailla le petit. 

— Tu veux savoir pourquoi j'ai rejoint cette désespérante équipe ? questionna le danois, sûr d'attiser la curiosité du gamin.

— Non. Je m'en fiche complètement.

— Bien, c'est une histoire dont je ne suis pas fier, mais je te la raconte puisque tu la demande si gentiment ! En fait, je traînais chez moi à la fin d'un spectacle. J'avais pris un bon bain et j'étais encore dans mon peignoir hors de prix, je vivais une vie absolument magnifique – faite de paillettes et de magie. Mais les illusions n'ont jamais été aussi désastreuses qu'à ce moment-là. Moi qui dupais tous mes spectateurs et jouais avec l'esprit du public, j'ai compris le pouvoir d'un mensonge. A savoir pour quelle raison, j'ai ouvert mon ordinateur et j'ai lu tous les commentaires à mon sujet. Des centaines de messages adorables et encourageants qui m'ont remplis de bonheur. 

— Et d'orgueil aussi ! intervint calmement Jiahao.

— Oui, beaucoup d'orgueil ! Toutefois, je me suis vite rendu compte que les messages bienveillants ne comblaient pas un tiers des commentaires. Des milliers de personnes me critiquaient. Ils me traitent d'idiot immature, de diva et de starlette bidon... 

— Mais c'est vrai, souffla sans méchanceté le garçon.

— Certes, et je le sais ! Mais ce comportement me semblait être un rôle, au début. Un simple masque qui est devenu...eh bien, moi ! Et je me suis détesté. 

Le garçon se mura dans un mutisme imperturbable, réfléchissant intensément aux mots du danois. Il se surprit à apprécier finalement cet homme. Dans le quotidien, Magnus se révélait insupportable et imbuvable, Jiahao apercevait très peu la personne derrière la mascarade et il désirait le connaître mieux. Le magicien risquait sa carrière et sa vie parce qu'il avait été vexé. Vexé par lui-même. Blessé de ne pas s'identifier et de ne plus tolérer ce spectacle permanent. En fait, ils n'étaient pas si différents. Son grand frère et lui fuyaient la troupe du cirque, épuisés de jouer la comédie pour survivre dans un milieu cruel ; tandis qu'il jetait les dés et pariait tout afin de se ressourcer et d'apprendre de nouveau le sens de son existence. Avant que le petit ne puisse s'exprimer à ce propos, l'As Danois sourit d'une fausse gaieté et parut mille fois plus beau qu'auparavant. 

— Donc, me voilà ! En route pour le Stasensë. Sur un coup de tête, en effet. J'ignore ce que je vais souhaiter ou ce que j'y cherche, mais j'aimerais énormément recommencer ma vie à zéro. Quitte à ne pas être connu, ni riche, ni sublime, ni rien du tout... J'ai envie de me retrouver. 

— Et si cette aventure vous tue ? murmura Soo Ah.

— Alors, je démarrerai une nouvelle vie après ma réincarnation ! Vous y croyez, n'est-ce pas, vous les hindous ?

— Nous ne pratiquons pas de religion, informa Yi Jing et la coréenne acquiesça aussi, mais ce serait vraiment génial de renaître et d'essayer de ne pas reproduire les mêmes erreurs.

Jiahao observa le dehors et il se pencha sur l'As Danois, s'allongeant presque sur lui. L'aîné ne rouspéta pas, pour une fois, car son regard fut également happé par leur panorama. Un sable fin et épars à perte de vue. Quelques plantes par ci, par là, et une grande sécheresse. Le vent soufflait, le désert se soulevait à chaque bourrasque. Ils étaient ravis de ne pas voyager à pied. Soo Ah interrogea les deux hommes sur leur position. Elle n'avait aucune idée de leur localisation actuelle. S'ils tombaient en panne ou subissaient un accident, ils pouvaient pas appeler les secours – sans réseau. De toute façon, ils ne sauraient pas leur dire où les situer. 

— Nous avons conduit tout droit depuis des heures, supposa Magnus. Donc, nous sommes probablement en plein centre du désert de Gobi, toujours en Mongolie-intérieure. 

— Laissez-moi vous présenter la Bannière centrale d'Urad, placée sous la juridiction de Bayannuur, la ville que nous avons traversée hier. 

La coréenne hocha la tête machinalement. Elle était soulagée de conduire avec Yi Jing et son petit frère, puisqu'ils connaissaient un minimum la région. Bien qu'ils vivaient à des kilomètres de la Mongolie-intérieure, les chinois détenaient quelques repères. Ainsi, dans le cas où la chamane les entourloupait et les menait jusqu'à un lieu louche, ils pourraient s'en sortir. En plus, elle préférait largement les chamailleries enfantines de l'As Danois et de la teigne, et le silence pragmatique du grand frère, à la présence d'un psychopathe, d'une vieille dame étrange et d'un français qui lui obéissait au doigt et à l'œil. 

— Que pensez-vous de Saint-Germain ? fit-elle, en prononçant le nom de famille avec un terrible accent. Il suit aveuglement la grand-mère et ne lui pose aucune question.

— Avant-hier, j'ai voulu la questionner pour une broutille et ce type m'a coupé la parole, l'entraînant loin de moi.

— Parce que tu la fatigues trop ! railla Jiahao et Magnus lui tira la langue.

— Je ne lui fais pas confiance, admit Yi Jing.

— Moi non plus, ajouta-t-elle. Mais il n'a pas l'air méchant. Simplement mystérieux. Et trop de mystères tournent autour de nous pour les ignorer. Je suis curieuse de sa raison de participer à ce voyage, et de sa relation avec grand-mère. 

Ils s'accordaient parfaitement sur ce point. Mais, au final, ils se cachaient tous. Donc à quoi bon tenter de percer à jour un secret, quand chaque membre trompait les autres ?

Stasensë - L'âme du désert.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant