La confiance se fragilise

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A quoi bon lui dire qu'il aurait pu régler cette affaire sans tuer chaque gardien présent dans la yourte ? A quoi bon lui faire la morale et lui expliquer, à la façon d'un adulte réprimandant son enfant, qu'il ne devait plus lever une arme sur quiconque ? A quoi bon lui signifier que, dans la vie, il ne suffisait pas seulement de massacrer ses opposants pour obtenir tout ce qu'il voulait ? A quoi bon se bercer d'illusions et se faire croire que cet homme pouvait être aidé et qu'il n'était pas déjà pourri jusqu'aux tréfonds de son âme ? A quoi bon se battre pour lui ? 

L'air coupé dans sa trachée, l'esprit en suspens, la tête dodelinant et la nuque incapable de la soutenir sans plier, Charlie Wilson marchait tel un automate sans saveur, un petit pantin de bois sans grande importance dans ce vaste univers, accroché à ses tripes pour ne pas les cracher sur le sol. Depuis qu'il avait vu de ses yeux larmoyants, suppliants et dévastés cet homme massacrer ces gens, il était accablé d'une tenace envie de vomir, mais il se retenait vaillamment. Il avait éteint ses réflexions pour ne pas ressasser. Pourtant, bien qu'il n'y avait plus rien dans sa tête, bien qu'il s'interdisait de réfléchir, bien qu'il refoulait chaque parcelle de souvenir de ce moment-là dans la yourte, il ne cessait d'en cauchemarder. 

— Tu as lamentablement échoué à la mission que tu t'étais toi-même infligé ! lui criait sa conscience.

— Tu le savais, tu le sentais venir. Comment as-tu pu te mentir à ce point ? Tu aurais dû l'empêcher de prendre cette arme par tous les moyens ! hurlait son subconscient.

— Ses victimes qui attendent la justice, et maintenant ces gardiens, je les condamne par pur égoïsme ! se maudissait-il. 

— Derek n'est pas ton frère ! N'essaie pas de le sauver ! Aucun des deux ne le mérite !  

Il ne se souvenait plus pourquoi il n'avait pas tiré à l'auberge, des jours auparavant. Pour la première fois depuis le début de ce voyage, il regrettait de ne pas avoir blessé sa jambe, son bras ou peu importe et de l'avoir traîné jusqu'en taule ou dans l'hôpital répugnant dans lequel sa chambre-cellule lui tendait les bras. En fait, il ne se rendait pas compte. Disons plutôt qu'il n'avait pas voulu voir l'évidence : qu'en lui permettant la liberté, il se dressait contre son intégrité, contre toutes ses valeurs. Simplement parce qu'il n'avait pas eu le courage d'appuyer sur la gâchette. Simplement parce qu'il lui avait rappelé son frère. Les corps, que personne ne trouvera jamais, des gardiens demeureront dans l'ombre du monde, non vengés et disparaissant sans un mot. 

— Apollon ? l'interpella-t-on. Qu'est-ce que tu as ? Tu ne parles pas. Tu me stresses à ne pas parler. Apollon ? Ne m'ignore pas ! 

— Il ne t'écoute pas du tout ! commenta Magnus qui avançait devant eux. Il est dans ses pensées au cas où tu n'aurais pas remarqué.

— Oui, eh bien, nul n'ignore le grand...! commença à railler cet homme. 

Cependant, l'agent le bouscula et marcha plus vite. Il sembla atteindre de nouveau la surface et constata que l'environnement avait changé. Il ne s'était pas aperçu qu'ils quittaient la yourte, son cerveau s'était déjà déconnecté. Il nota mentalement la présence écrasante des montagnes et en un regard par-dessus son épaule, prêtant attention à ne pas croiser les yeux inquisiteurs de cet homme, il distingua la silhouette floue du vanne. Ainsi ils étaient désormais sur la voie du Stasensë. Et il avait manqué cet instant à cause de ses pensées ravageuses ! 

Hormis les quelques taches de perles rougissantes sur le manteau ou sur la peau blanche luisante de sueur de cet homme, et aussi l'humeur bougonnante de la chamane – qu'il n'éprouvait plus le besoin de renommer vieille sorcière –  rien n'indiquait qu'un acte odieux et vibrant de violence s'était produit juste en face de lui. Malgré l'intervention de Manuela et sa mise-en-garde, il avait été le seul à la prendre en compte. Les autres s'adressaient encore à lui, ils s'approchaient de cet être, ils riaient avec lui. Après tout, il leur avait tous épargnés la colère des gardiens et une perte de temps, mais...était-il vraiment obligé de verser du sang pour son objectif ? Charlie ne parvenait plus à le regarder dans les yeux. Daniel le ressentait ; ils se frôlaient presque et le français essaya d'interrompre ses ruminations. 

Stasensë - L'âme du désert.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant