Vers les montagnes

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Le lendemain, le soleil tapait fort sur les vitres ; le froid n'entrait pas dans le vanne et les rayons bienveillants les réchauffaient. Jiahao somnolait, la tête sur les genoux de son grand frère qui lui caressait les cheveux et les jambes sur celles de Magnus qui le tenaient d'une main immobile. L'As Danois dormait également, ainsi que Derek ce qui signifiait un calme absolu. Hormis le son omniprésent du moteur et les pneus qui écrasaient les cailloux sur leur passage, ils pouvaient se reposer à la suite de cette nuit mouvementée durant laquelle la tempête s'était déchaînée et les avait ôtés au sommeil.

Après un copieux petit-déjeuner basé sur une quantité exorbitante de riz et de petites boulettes de viande, Daniel avait demandé du café – breuvage qui lui aurait permis de rouler tout en sécurité sans s'endormir au volant. A la place, la femme bien portante de l'auberge lui avait tendu une boisson épaisse et blanche en prétendant que ce miraculeux liquide le tiendrait éveillé autant qu'il le désirerait. Le français, naïf, l'avait bu d'une traite en présumant qu'il s'agissait d'une potion magique du coin. Quelle erreur ! Ce n'était ni fait à partir de plantes médicinales, ni de substances énergisantes. 

Il avait découvert une fois la gorge brûlée et une toux incontrôlable qu'il venait tout juste de déguster leur alcool local, et son haleine aurait très bien pu cracher des flammes. D'ailleurs, la femme s'était esclaffée à son état, rouge et en sueur, et l'avait prévenu un brin tardivement :

— Chez nous, mon père surnomme cet alcool la Pisse du Diable. 

Il ne lui avait pas répondu, toussant la langue à l'air. La bonne nouvelle, il n'éprouvait nullement l'envie de s'endormir ! Daniel suivait encore les indications de Sukh transmise par Manuela. Cette dernière parlait peu. Elle n'ouvrait la bouche que pour prononcer des chiffres et une direction. Le compteur affichait les kilomètres qui défilaient très lentement. Les jours passèrent. Le schéma se répétait : manger par ennui, chanter par ennui – ceci concernait uniquement Derek – discuter du temps par ennui, manger par ennui, critiquer Manuela par envie, manger par gourmandise, menacer Jiahao de briser ses nouveaux jouets par amusement – ceci concernait encore Derek – et manger par habitude, puis dormir à chaque seconde de silence. L'équipe proposait au français de se relayer, mais il se reposait suffisamment pour garder sa concentration. De plus, mis à part quelques bestioles à éviter de temps en temps et le vent qui soufflait parfois horriblement fort, il n'avait qu'à avancer en ligne droite, traversant les steppes au paysage rapidement barbant. 

Gobi se révélait très long quand il fallait se rendre d'un bout à l'autre. Ils étaient partis du centre nord de Mongolie et devaient arriver à l'extrême ouest, dans les montagnes de l'Altaï et leurs moyens de divertissement se faisaient rares. En fait, leur seule source de distraction provenait de leurs pauses pipi-caca – ainsi nommées par le très mature Derek Moore. 

— Ne trouvez-vous pas cela bizarre ? s'enquit Charlie.

Quelques jours après leur départ rapide de l'auberge, l'Agent Spécial Wilson avait apparemment retourné ce moment dans son esprit et était advenu à une conclusion qu'il s'apprêtait à délivrer aux autres.

— De notre réveil à notre arrivée à l'auberge, Sukh n'avait pas prévu de pauses. Pourtant, exactement le jour où une tempête se déclare, il nous avait indiqué de nous arrêter à cet endroit-là. 

 — Donnant l'impression qu'il savait pour la tempête et qu'il avait calculé notre avancée en fonction de la météo, termina Yi Jing. J'y ai réfléchi, moi aussi. Un chaman, un menteur ou un charlatan, peu importe qui il est. Mais nous ne pouvons pas lui enlever qu'il sait ce qu'il fait ! 

— Il maîtrise complètement la situation, murmura Soo Ah à moitié comateuse par l'envie de sommeil.

— Non, contra Derek. Il nous maîtrise nous. Ce qui ne me plaît pas ! J'aurais dû le décapiter dès l'instant où il a commencé à parler autant que la diva !

— Merci, maugréa Magnus. Dois-je comprendre que je suis aussi emmerdant que l'était Sukh ?

— Evidemment ! se moqua Jiahao. Tu es même pire !

L'As Danois répondit au garçon par une grimace agacée. Néanmoins, la question de Charlie résonna en Manuela. Elle ignorait si elle était capable de prédire la météo ou de prévoir au mètre près où se trouvait une auberge, à moins d'avoir passé des années sur ces terres à étudier le territoire et à analyser trait pour trait le comportement humain. Un chaman, oui. Un menteur, oui. Un charlatan, certainement pas. Sukh était un être à la puissance inimaginable, elle ne pourrait pas déterminer l'étendu de ses capacités, et elle le redoutait. S'il avait réussi à pénétrer le Stasensë et qu'il constituait désormais sa principale défense, il était logique que cet homme cherche à la tuer avant qu'elle atteigne son but. Pourtant, ils vivaient toujours. 

La chamane avait envisagé un monde inter-dimensionnel. Au moment où elle s'était réveillée dans cette steppe avec l'équipe allongée autour d'elle, loin du désert, elle avait cru que Sukh les avait envoyé dans un entre-deux. Un interstice au milieu des mondes. Les siens pouvaient faire cela. Manuela avait été effrayée par cette théorie, parce qu'elle ne savait pas comment sortir de ces espaces de néant. Mais à l'auberge, les gens avaient eu l'air réel. Donc, elle avait rayé son idée de la liste de ses hypothèses. Elle s'interrogeait depuis : pourquoi cet homme l'avait-il laissé en vie et semblait-il les conduire au véritable Stasensë ? 

— Essayez de ne pas trop vous exciter, pria Daniel, mais c'est la dernière indication.

Effectivement, il avait jeté un œil à la fiche d'instructions et Manuela lui avait communiqué l'ultime série de chiffres. La chamane roula des yeux, ayant souhaité que cette information reste entre eux afin d'éviter ce qui arriva aussitôt. Jiahao se réveilla comme s'il avait attendu cette phrase toute sa vie, Magnus poussa un cri aiguë de joie et Derek débuta une énième danse qui fit tanguer le vanne. Daniel sourit. Il préférait l'équipe dans cet état d'euphorie. Au moins, ils ne s'occupaient pas à se lancer de méchantes piques qui cassaient l'ambiance. Dans le rétroviseur, il glissa un rictus réjoui à Soo Ah qui l'aperçut et le lui rendit. 

Onze kilomètres vers l'ouest plus tard, le moteur s'éteignit. 

Stasensë - L'âme du désert.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant