L'auberge

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Ils roulèrent durant des heures et des heures. Daniel Saint-Germain crut devenir fou en subissant les geignements inlassables de l'As Danois. Ce dernier avait chaud, il avait soif, il avait sommeil et il exprimait tout ceci d'une manière insupportable ! Souvent, Moon Soo Ah regardait dans le rétroviseur et voyait la voiture derrière eux ralentir, puis le français lui klaxonnait pour l'avertir que Magnus souhaitait s'arrêter. Même Dieu ignorait ce que cet homme faisait lors de ces pauses. 

Sur la route, ils croisèrent de vieux monuments, presque des ruines, des monts et des coins d'arbres où ils profitaient de l'ombre. Le soleil tapait fort et haut dans le ciel. Pourtant, ils n'éprouvaient aucune chaleur. Au printemps, la température n'augmentait que peu ! Le vent froid s'opposait aux rayons lumineux, forgeant une barrière entre eux et la touffeur. Cependant, ils n'étaient guère à l'abri d'une insolation. Soo Ah le comprenait parfaitement et dès que Magnus demandait une pause, elle sortait de la voiture et se badigeonnait le corps de sa crème solaire. Elle en proposait aux autres ; la chamane acceptait et Yi Jing la remerciait poliment en recouvrant la peau dorée de son petit frère avec la substance protectrice. Les autres refusaient, ne voyant pas l'utilité. La coréenne se moquait bien d'eux ! Ils verraient quand leurs chairs les brûleraient. Ils la supplieront de lui en donner. 

Le paysage hétérogène lui permettait de contempler toute la diversité de cette région et le voyage semblait passer plus vite, puisqu'ils ne cessaient de découvrir de nouveaux panoramas. Ils se dirigèrent vers le nord-est, franchissant kilomètres par kilomètres l'autonome Mongolie-Intérieure. Ils déjeunèrent en dehors de Bayannuur, dans le District de Linhe, et Magnus se plaignit de ne rien comprendre au menu du restaurant, puisqu'il ne lisait pas le mongol. Jiahao et lui se disputèrent un nombre incalculable de fois, répandant le bruit autour d'eux. Même Yi Jing n'avait plus l'énergie de les séparer. Ensuite, ils conduisirent sans halte jusqu'au soir. Finalement, ils décidèrent de dormir dans une auberge ; la chamane les informa :

— Nous ne possédons pas l'argent nécessaire pour payer des hôtels ou des auberges toutes les nuits. Profitez bien de ce soir, car nous dormirons à l'extérieur les prochains jours. 

— Dormir à la belle étoile ? fit Magnus, en criant. Vieille sorcière, avez-vous perdu la tête ? Savez-vous à quel point mon corps est précieux ? Il est strictement hors de question que... M'ignore-t-elle ?! Eh ! Revenez ici, espèce de folle ! Je n'ai pas fini de parler.... Elle m'ignore vraiment, soupira-t-il.

Jiahao n'avait pas tout saisi de ces hurlements, mais les bribes qu'il avait interceptées lui arracha des ricanements moqueurs qui irritèrent l'As Danois. Le garçon ne releva pas ses regards noirs à son égard et il suivit son grand frère à l'intérieur de l'auberge. Ils s'y engouffrèrent les uns après les autres. Manuela jeta un œil à leur argent : ils avaient rassemblé le plus de dollars possible, mais la plupart avait oublié de convertir leur monnaie – qui devenait inutile dans cette région. Les wons, les couronnes danoises et les yuans ne leur serviraient à rien ! Ils comptaient uniquement sur la chamane et le français qui avaient pensés à ce détail crucial. 

Quelque part entre Bayannuur et Baotou, un long et large établissement en pierres anciennes les accueillit. La nuit tombée, ils quittèrent l'atmosphère glaciale et arrivèrent dans une pièce chaude où ils distinguèrent une grande cheminée. Un homme tapotait sur un téléphone désuet. Manuela réagit la première et s'approcha de lui, imité par les autres. Elle se pencha sur le comptoir de l'accueil avec son sourire bienveillant et l'individu daigna lever ses yeux fatigués sur elle.

— Bonsoir, nous souhaitons réserver pour la nuit. Vos chambres, combien de lits peuvent-elles contenir ? 

Il observa l'équipe par-dessus son épaule et fit le calcul dans sa tête. Six personnes, dont deux femmes et un gosse. L'homme ne leur répondit pas immédiatement. Il poussa sur le comptoir avec ses jambes et sa chaise roula en arrière ; il attrapa deux clefs, en tendit une à la chamane et l'autre au petit garçon en lui souriant – autant dire que Jiahao aimait déjà cet inconnu ! 

— Mesdames, je vous suggère la chambre aux deux lits simples ; pour messieurs, une chambre pour quatre est disponible. Voudrez-vous le petit-déjeuner ?

— Non, merci ! Nous repartirons au plus tôt et...

— N'écoutez pas la vieille sorcière ! s'exclama Magnus. Nous prendrons volontiers le petit-déjeuner. A quelle heure est-il servi ?

— Pourquoi ne pas se débarrasser de lui en le laissant ici, demain ? proposa Jiahao.

Yi Jing pouffa discrètement, tandis que l'homme de l'accueil rit de bon cœur – sous l'incompréhension des autres, en particulier de Magnus. Il se doutait que ce fichu gosse s'était encore moqué de lui, mais il ne commenta pas. Ils gagnèrent les chambres et Soo Ah aida la chamane à ôter son manteau, ainsi que ses chaussures. Manuela connaissait les passés et les vies de chaque membre de l'équipe ; voilà pourquoi elle scrutait la coréenne d'un œil dubitatif. La jeunette le remarqua et se mit à sourire nerveusement. Pourquoi se sentait-elle suspecte tout d'un coup ? Un courant électrique passa entre elles et la plus jeune décida de briser la glace immédiatement.

— Avez-vous besoin de quelque chose, grand-mère ? Je me doucherai après vous, allez-y la première. Dois-je vous aider ? 

— Répondez-moi avec honnêteté, exigea soudainement Manuela. Pourquoi une jeune femme avec un avenir certain et une place sûre dans la société participe-t-elle à une quête perdue d'avance ?

Soo Ah ne s'attendait pas à ce qu'elle soit questionnée. Ils portaient tous un fardeau, pour sûr. Sinon personne ne serait là, en plein désert. Elle supposait que nul ne remettrait en cause la légitimité des autres. Elle s'assit maladroitement sur le lit en face de la chamane qui ne la quittait pas des yeux. Mais, la coréenne ne voulait pas évoquer sa raison. Parce qu'elle n'était pas prête à l'avouer à voix haute – cela rendrait la chose réelle. Donc elle rétorqua :

— Si vous êtes convaincue que nous mourrons tous, pourquoi n'abandonnez-vous pas ? Je ne vous comprends pas non plus !

— Les morts m'ont guidé jusqu'à vous tous, parce que vous étiez tous désespérés. Sauf vous. Je sais seulement que vous cherchiez sincèrement un moyen d'atteindre le Stasensë, mais je n'ai pas décelé votre raison. 

— Croyez-moi, grand-mère, je sacrifierais tout pour exaucer mon vœu le plus cher. S'il vous plaît, ne m'obligez pas à le dire, mais ma vie ne trouvera son sens qu'au moment où j'entrerai dans le Stasensë.

Manuela n'ajouta rien, acquiesçant simplement. Cette Soo Ah l'intriguait. Qui était-elle vraiment et pourquoi tout risquer ? Dans l'autre chambre, les questions s'étaient tus, mais pas les chamailleries. Jiahao et Magnus se disputaient depuis dix bonnes minutes pour savoir qui se laverait en dernier. L'As Danois désirait un bain ; par conséquent, il voulait passer après le garçon. Or, ce dernier détestait l'eau et faisait une crise pour ne pas se doucher. Yi Jing n'essayait pas de les calmer, épuisé. Alors que Daniel était déjà couché avec deux écouteurs dans les oreilles et sa fidèle musique à fond. 

Leur chambre comportait un lit double où dormiraient les chinois. Il restait donc les lits superposés. Le français avait pris celui du bas et commençait progressivement à tomber dans le monde des rêves. Il tentait de ne pas ressasser les souvenirs des dernières heures – son voyage au Brésil et son arrivée en Chine, puis cette journée en voiture. Tout s'était déroulé si vite ! Il songeait au Stasensë et aux réponses qu'il trouverait là-bas. 

Pendant que le sommeil emportait Yi Jing et Daniel Saint-Germain, Magnus sortait de la douche. Après Jiahao ! Il avait réussi à mettre le gamin sous l'eau et à prendre son précieux bain. En pyjama et refoulant l'eau de Cologne, il ne manqua d'appliquer sa crème de nuit. Ensuite, il grimpa les premières marches menant à son lit, quand la lumière s'éteignit subitement et il ne sut plus où poser ses pieds. Ce soir-là, les filles d'à côté entendirent l'As Danois pestait et hurlait sur le petit chinois qui rigolait malicieusement.

Stasensë - L'âme du désert.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant