Une touche de candeur

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Vingt-six heures. Plus d'une journée entière. Yi Jing garait enfin la voiture sur le trottoir d'une maison qui ne lui donnait clairement pas envie de toquer à la porte. Pourtant, son contact avait bel et bien écrit cette adresse et maintenant qu'il avait fait tout ce trajet, il ne reculerait devant rien, pas même la repoussante laideur de ce taudis fragile. Il se tortilla sur le siège conducteur pour jeter un œil à l'arrière. Jiahao dormait paisiblement, emmitouflé dans sa lourde veste et le nez rouge caché par ses mains gantées. Cette vision lui réchauffa le cœur et il se sentit soulagé : il avait réussi à éloigner son petit frère de cet infâme cirque. Dorénavant, il dédierait sa vie à lui faire plaisir et à l'élever – dans tous les sens du terme. Brusquement, les souvenirs de ces dernières heures surgirent à l'intérieur de son esprit et il commença à respirer lourdement.

Hier, il avait bu. Beaucoup. Beaucoup trop. Il avait raccompagné Jiahao à sa chambre – une pièce carrée et ridiculement étroite où une paillasse lui servait de lit – et il l'avait bordé. Puis, au lieu de retourner dans sa loge, là où un vieux matelas l'attendait, Yi Jing descendit dans la cave. Normalement, elle était fermée à clefs, mais parfois le patron laissait ouvert quand il s'y rendait. A pas de loup, il s'était approché des bouteilles de vins, tandis que Zhang ronflait comme un porc dans un coin. Il les avait débouchées sans merci, en avait vidé le contenu sur le sol et en avait ingurgité par grandes goulées. Au bout d'une bonne heure, titubant et riant tout seul, il avait comblé l'espace entre lui et le directeur. A cet instant, il commit la pire erreur possible. 

Il le gifla. Si fort que le corps immobile du patron dégringola du tabouret et s'écroula par terre. Evidemment, Zhang s'était réveillé au coup, seulement pour voir Yi Jing s'esclaffait en se tenant le ventre. Riait-il ou pleurait-il ? Peu importe. Il était ivre, avait volé son précieux alcool et l'avait frappé. Ni une, ni deux, le directeur s'était relevé et préparé à le battre violemment. Toutefois, ils n'avaient tous deux point vu un petit garçon se faufiler derrière eux, s'emparer d'une bouteille et lever sa minuscule main dans le but de lancer son projectile. 

La bouteille heurta durement le crâne de Zhang qui tomba une seconde fois, assommé. Le clown ne ria soudainement plus, redevenant complètement sérieux et dégrisant en une seconde. Une seule conclusion vint à son esprit : s'ils ne fuyaient pas, le patron les tuerait. Yi Jing s'agenouilla promptement devant le petit et il lui murmura avec empressement :

— Monte immédiatement et demande à Xiang Ju les clefs d'une voiture, prétexte un besoin urgent de...de nourriture et dis-lui que nous devons aller à l'épicerie. Il t'adore, donc il te les confiera sûrement ! Vite ! Je t'attends dehors !

— Mais, et le patron Zhang ? questionna le garçon, tremblotant. Il va nous dénoncer !

— Je m'en occupe, assura Yi Jing. Contente-toi de récupérer les clefs !

Jiahao sursauta ; il ne comprenait pas exactement la gravité de la situation, mais il n'avait jamais lu l'anxiété sur le visage de son grand frère, alors il éprouvait aussi une appréhension mordante. Pendant que le garçon grimpait les marches, Yi Jing détacha une corde qui entourait des tonneaux et ils roulèrent dans la cave. Il se hâta de ficeler le patron Zhang autour d'un pilier, il vérifia deux fois que le lien était suffisamment serré. Il s'apprêtait à sortir, mais il aperçut un torchon sur une étagère, entre deux bouteilles. Il le saisit et l'enfonça dans la bouche du directeur. Il respira profondément en regardant son œuvre. Le front de cet homme cruel saignait et il était misérablement avachi sur le bois. 

Le clown quitta la cave avec les clefs et referma à son passage ; il se dirigea vers sa loge et il passa devant une fenêtre ouverte d'où le vent s'infiltrait. Il jeta le trousseau de clefs à l'extérieur et se dépêcha de gagner sa pièce. Brièvement, il prit plusieurs mouchoirs humides et il frotta sauvagement son visage, il s'arracha presque la peau. La chair rougie, il oublia sa mine horrible, ses vêtements dépenaillés et ses cheveux broussailleux. Yi Jing s'activa de remplir un ancien sac en toile avec des habits quelconques. Il attrapa une seconde besace et la laissa vide pour l'instant. Il rejoignit le couloir et entra une minute dans la chambre de son petit frère pour rajouter ses affaires. Il faillit partir sans avoir pris sa peluche favorite – un dragon. Jiahao l'affectionnait particulièrement parce qu'ils étaient tous les deux nés à l'année du dragon. 

Il s'arrêta ensuite à une vaste salle où la troupe avait entreposé des fournitures en tout genre, dont de la nourriture et leur argent. Il enfourna quelques morceaux de pain dans le sac vide, des pommes, des plaquettes de chocolat et des sachets de bœuf séché. Il ne manqua pas d'ajouter des briques de lait pour le petit et des bouteilles d'eau. Avant de s'enfuir, il regarda sous le pot en terre et trouva des liasses de billets que Lin Lin – une des trapézistes –  dissimulait. Chargé, Yi Jing se rua dehors. Il respirait fort à cause de sa précipitation et espérait ne pas réveiller les autres. 

Le bâtiment où logeait et travaillait le cirque en cette période de l'année était parfaitement silencieux. Il bondit dans le froid printanier et distingua la frêle silhouette de Jiahao, assis sur le muret en pierre qui les séparait du parking. Il jouait avec une clef. Soulagé, Yi Jing esquissa presque un sourire et il le joignit vivement. 

— Je suis fier de toi, petit frère ! Xiang Ju, n'a rien demandé ? Suspecte-t-il quelque chose ?

— Il ne croit pas du tout à l'histoire de l'épicerie, exposa tranquillement le petit. Parce qu'il pense que tu m'amènes promener. Tu le fais souvent ! 

— Donc, il ne nous soupçonne pas ! souffla-t-il. Je suis vraiment fier ! Monte dans la voiture.

— Nous ne disons pas au revoir à la troupe ? s'enquit de sa voix éraillée Jiahao. Et je ne peux pas partir sans...

— Sans ta peluche, je sais ! s'exclama Yi Jing en la sortant du sac et lui tendant. Quant à la troupe, tu peux les saluer d'ici, mais ne crie pas. 

Le garçon s'exécuta. Il remua tout son corps en secouant sa main en guise d'adieux. Jiahao n'était même pas attristé de les quitter. A part, Xiang Ju et les deux trapézistes, Lin Lin et Shi Shi, ils ne faisaient preuve d'aucune gentillesse envers lui, le traitant uniquement en esclave de leurs volontés. Voilà pourquoi il se hissa dans le véhicule sans regret, un brin enjoué et chantonnant une douce mélodie que lui chuchotait son grand frère pour qu'il s'endorme la nuit. Yi Jing grimpa à son tour, démarra aussitôt le moteur et roula sur-le-champ. Il savait exactement où se rendre : depuis des mois, il avait gardé une adresse qu'un inconnu lui avait envoyé par message. 

Au fur et à mesure que le patron Zhang le battait, le clown avait durement réfléchi à un moyen de fuir cette vie détestable. Il avait trouvé la solution à tous ses problèmes : le Stasensë. Durant des semaines, il avait cherché la façon d'y aller sans obtenir une réponse. Jusqu'au jour où un individu l'avait contacté.

— Les morts m'ont parlé de toi, avait-il lu le message à haute voix dans sa loge. Viens à cette adresse. Je regroupe une équipe et nous partirons tous au Stasensë. Rejoins-nous. Les morts nous guideront dans notre périple. 

Il ne portait pas de foi aux pseudo-chamanes qui prétendaient discuter avec les morts, mais cet inconnu était sa seule piste. Il envoya un message, en espérant que cette équipe ne soit pas déjà partie pour le Stasensë. La personne lui répondit instantanément. Ils l'attendaient. Yi Jing les informa qu'il arriverait certainement dans la nuit du lendemain. Il conduisit pendant vingt-six heures. Un véritable calvaire. Les deux fugitifs se stoppèrent régulièrement dans des aires d'autoroute pour se reposer et faire manger Jiahao, ou pour remettre de l'essence. Finalement, ils étaient là. A Yinchuan, dans la région autonome hui du Ningxia.

— Hao, l'appela-t-il doucement. Nous y sommes, Jiahao. Réveille-toi, petit frère.

Jiahao semblait très endormi, alors il sortit de la voiture et ouvrit la portière arrière. Il l'enlaça avec un bras tremblant et prit difficilement les deux sacs dans le coffre avec l'autre. Verrouillant le véhicule, il priait pour que le Stasensë existe et que tous leurs malheurs cessent. 

Stasensë - L'âme du désert.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant