Stasensë - L'âme du désert.

La voix venue de Chine

Une bonne heure s'était écoulée et nul n'avait attenté à la vie de l'autre. Cependant, Jiahao n'agissait pas comme à son habitude, ce qui tracassait son grand frère qui ne le quittait plus des yeux. Ils s'étaient assis en formant un rond difforme, Yi Jing et Manuela appuyés contre des piliers afin de soutenir leurs corps épuisés. Daniel s'était avancé vers le feu, remerciant silencieusement l'As Danois pour avoir été capable d'en  faire un, et il se pencha au plus près de la chaleur des flammes après avoir offert son manteau à Soo Ah qui était gelée sur place. Malgré les épaisseurs de vêtements sur son dos, elle continuait de frissonner, grelotter et parfois elle avait l'air de prononcer des mots désordonnés, mais c'étaient seulement ses dents qui s'entrechoquaient.

Si Yi Jing avait parfaitement remarqué l'attitude étrange de son petit protégé, Magnus était aussi aux aguets. Le garçon qui jusque-là s'amusait à l'embêter par n'importe quel stratagème puéril effectuait des rondes de bisous. C'est-à-dire qu'il passait devant chaque membre de l'équipe et il déposait un baiser froidement mouillé sur les deux joues. Quand il avait fini, il recommençait. Les deux américains se doutaient de la raison de ce comportement ; l'un avait étudié les agissements des personnes aux maladies mentales, dont les traumatismes, et l'autre comprenait assez bien le fonctionnement d'un déraillement interne, puisqu'il était complètement instable lui-même.

Charlie pensait que l'enfant cherchait à se rassurer et il essayait d'obtenir de l'affection, afin d'écarter le poids qui plombait son torse. Derek n'était pas de cet avis. Il était quasiment sûr que le petit avait été soufflé par les vagues de dangers et qu'il était désormais pris dans un tourbillon de souvenirs qu'un garçon ne devrait pas supporter. Jiahao était terrorisé, voilà tout. Il ne savait pas comment s'en sortir et les adultes représentaient son unique porte de secours, il s'accrochait à chacun d'eux de toutes ses forces, mais ils ne trouvaient pas de solution miracle. Par conséquent, il voulait les aider d'une quelconque façon : il communiquait sa panique avec ses bisous brefs. Tous ces baisers criaient à l'aide.

C'est pourquoi il fit signe au danois d'attraper le garçon lorsque celui-ci traversa une énième fois la salle pour redémarrer une série de bisous. Magnus fronça les sourcils, ne saisissant pas pourquoi le Tueur gesticulait et  lui adressait des signes qu'il n'arrivait pas à interpréter. Puis Derek lui pointa le petit et il comprit. Il attrapa son poignet à la volée et le tira hâtivement sur lui. Jiahao poussa un cri aigu qui résonna et attira l'attention de Yi Jing, et il tomba sur les genoux du blond avec lourdeur, les gros manteaux assouplirent sa chute. Il grogna d'abord et se débattit, puis il l'assaillit  avec une traînée de bisous baveux, mais finalement il s'abandonna dans l'étreinte forcée, car cette diva était autant tenace que lui.

—Arrête de gigoter, sale teigne, ou je t'étouffe ni vu, ni connu ! marmonna Magnus, tandis que le garçon bougeait tellement qu'il faillit écraser ses noisettes.

—Je ne suis pas sûr que grand frère approuve ! rétorqua-t-il, un brin de condescendance dans la voix.

—Tais-toi, je n'entends pas ce qu'ils disent !

—Ils ne disent rien du tout ! contra-t-il immédiatement. Ils ne parlent pas depuis une éternité et je m'ennuie ! Joue avec moi !

—Oh non, tu ne vas pas t'y mettre, toi aussi ! s'écria la diva. Le Tueur s'est enfin arrêté de réclamer des jeux, alors prends exemple sur lui...! Euh..., oublie. Ne prends surtout pas exemple sur lui !

—Je vous entends, pour information ! répliqua Moore et Wilson ricana.

—C'est vrai que tu étais insupportable, se moqua l'agent, tu dansais avec tant d'engouement et tu nous cassais tellement les pieds que j'envisageais vraiment de t'enterrer dans le sable. Ne recommence pas.

—Tu ne penses plus à m'ensevelir sous le sable ? Ouah, nous faisons des progrès ! Petite teigne, j'ai malheureusement vidé toutes les batteries des téléphones et crois-moi que je chanterais à en perdre la voix si j'avais encore la musique.

—Dommage que tu ne l'aies pas perdu, maugréa Charlie.

—  Imaginez un combat contre les brouillards sur un air de rock ! continua Derek, faisant mine de l'ignorer. Petite teigne, tu connais sûrement des chansons, alors chante !

Moore, pour une raison inconnue de tous, se déhancha aussitôt et sembla vouloir chanter également, mais Charlie intercepta et neutralisa la menace d'un coup de coude dans les côtes. Derek toussa violemment et lança un regard tempétueux à l'agent, ils étaient sur le point de se bondir dessus. Seulement, le rire fluet et sincère, candide et réconfortant, de Jiahao s'éleva et les deux hommes s'intéressèrent à lui. Le garçon avait glissé entre les bras de Magnus, à moitié allongé sur lui, et il rigolait à gorge déployée. Yi Jing s'obligea à ne pas ressentir de gratitude pour ces personnes qui s'employaient à rendre heureux son petit, même dans ces moments difficiles. Il refusait de leur être redevable. Il devait toutefois constater que ces individus qu'il ne connaissait pas la semaine dernière jouaient un rôle majeur dans leur existence.

Jiahao chantonna des mélodies chinoises qu'il maîtrisait sur le bout de doigts, mais Magnus ronchonna, parce qu'il ne connaissait pas les paroles. Alors, le garçon changea d'air et opta pour des chansons anglophones dont il mâchouilla les mots. Il postillonnait toutes les syllabes et agaçait d'autant plus l'As Danois. Voilà qu'ils se chamaillaient de nouveau !

—Silence, murmura Manuela, troublée, puis elle cria pour se faire entendre. Silence vous tous ! Ne trouvez-vous pas cela étrange ?

—Qu'est-ce qui est étrange ? Crier sur un gosse ? railla Moore.

—Oh, fermez-la ! asséna-t-elle, peu encline à débattre avec lui. Nous nous situons en plein cœur d'une région qui s'exprime dans un langage mongol, pourtant ce temple renvoie une voix en chinois mandarin !

—Eh bien, ce temple a peut-être été construit par un bouddhiste chinois, répondit Daniel.

— Non ! trancha abruptement la chamane. Il faut que je vous explique certaines choses, ajouta-t-elle, mystérieusement. Depuis toujours, seuls les morts parlent et dévoilent l'existence du Stasensë aux chamans qui s'évertuent ensuite de guider les hommes vers lui. Il n'y avait pendant longtemps aucune trace écrite. Jusqu'au jour où un de mes prédécesseurs localisa le Stasensë et en ressortit vivant. Il souhaita pouvoir protéger pour l'éternité cet endroit et éloigner les esprits obscurs. Trouvant un allié parmi les ténèbres, le Stasensë accepta : à sa mort, il reviendrait sur ses terres et les garderait à jamais. Il voua sa vie à mener des fausses pistes, à rédiger des mensonges sur le Stasensë afin de répandre des rumeurs erronées.

—Pourquoi ? s'enquit Soo Ah d'un ton perplexe. Ne devrait-il pas au contraire mener les hommes à le trouver à leur tour ?

— Il avait renié cette tâche, parce qu'il ne croyait pas en l'humanité. Selon lui, nous étions trop avides et incohérents, nous ne méritions pas de marcher sur ses pas... Et voyez-vous, de ce que nous savons de cet homme, il suivait les préceptes des bouddhistes tibétains, avant de se tourner vers le chamanisme mongol.

Ils ne demandèrent pas à ce qu'elle répète, ayant parfaitement saisi. Le Stasensë s'était servi de ce chaman pour ériger une barrière de plus entre lui et le monde profane. Ce qui signifiait évidemment qu'ils atteignaient peu à peu leur but. Cette voix appartenait au défenseur de cet endroit. Donc, la porte ne devrait pas être très loin. Daniel sentit instinctivement une masse s'abattre sur lui. Il ne tarderait pas à avoir les réponses après lesquelles il courait. Pourquoi ces capacités surhumaines ? Pourquoi ce fardeau ? Pourquoi lui ? Et plus important encore : pourquoi lui semblait-il s'emballer et pratiquement sauter de joie et de soulagement à l'idée que le Stasensë l'attendait tout près ? Comme s'il rentrait chez lui.