Chapitre 1

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– Non mais c'est dingue, ça !, je peste en rangeant rageusement mon téléphone dans la poche arrière de mon jean. Comment peut-on n'avoir aucun sens de l'orientation, comme ça ?

Je ne suis peut-être pas une pro pour retrouver mon chemin, mais tout de même ! Et mon téléphone qui refuse de trouver du réseau... À ce stade, je ne suis pas rentrée avant demain matin ; je ne pense pas que Carl et Ellie – oui oui, comme dans Là-Haut – apprécient, surtout que les enfants sont avec moi.

Je baisse les yeux sur Judith et Louis, lesdits enfants dont j'ai la garde. Cela fait à présent deux semaines que je suis à Londres dans ma famille d'accueil, les gamins et moi avons appris à nous connaître. Par exemple, je sais que Judith, du haut de ses neuf ans, déteste la viande à cause de ces pauvres animaux torturés. Je sais aussi que Louis se nourrirait essentiellement de porridge si on le laissait faire. Je ne comprends vraiment pas pourquoi, parce que cette bouillie étrange semble tout sauf appétissante, du moins à mes yeux.

– When are we going home ?, demande Louis en tirant sur le bas de mon t-shirt. 

[Quand est-ce qu'on rentre à la maison ?]

Je pousse un long soupir. Bien qu'officiellement, mon job de jeune fille au pair pour l'été m'ait permis de m'améliorer un peu sur la prononciation anglaise, j'ai toujours un peu de mal à comprendre. Surtout que le petit garçon n'est pas connu pour articuler quand il parle. Cependant, c'est un challenge que j'accepte volontiers.

– I don't know, je réponds en faisant exprès de ne pas être précise du tout. 

[Je ne sais pas.]

J'ai appris à mes dépends que, lorsqu'on est pas sûr de quelque chose, il vaut mieux rester très évasif sur les détails : cela déçoit moins la personne en face.

– Are we lost ?, embraye Judith en se frottant le menton, l'air pensif. 

[Sommes-nous perdus ?]

Ses yeux marrons brillent d'intelligence, et je sais déjà qu'elle a compris. Elle ne fait que poser la question pour confirmer ses soupçons.

– We're not, Jude. 

[Non, Jude.]

La petite fille hausse un sourcil. Bien qu'elle adore qu'on l'appelle Jude, son surnom attitré depuis la plus tendre enfance d'après ce que j'ai compris, je sais que je ne l'ai pas convaincue. En même temps, avec mon air coupable, je ne convaincrais même pas un aveugle !

– My phone isn't working, j'explique alors à la petite fille. It doesn't mean we're lost, it's just... We're gonna find our way home, okay ? Just give me five minutes to think. 

[Mon téléphone ne marche pas. Ça ne veut pas dire qu'on est perdus, c'est juste que... On va trouver notre chemin jusqu'à la maison, d'accord ?Laisse-moi juste cinq minutes pour réfléchir.]

Ça ne peut pas être bien compliqué de rentrer, non ? Je suis sûre que nous ne sommes pas loin de la maison. Il nous suffit de marcher un peu et on devrait trouver facilement. Et puis de toute façon, pourquoi les enfants ne reconnaissent-ils pas les environs de chez eux ? Moi, j'ai l'excuse d'être une étrangère perdue dans une grande ville que je ne connais pas, mais eux ? Ils vivent ici, non ?

– Do any of you recognize anything ? 

[Est-ce que l'un de vous reconnaît quelque chose ?]

Les deux secouent la tête et je suis prise d'une envie de crier. Quelle idée aussi, de partir deux mois en Angleterre quand la seule bourgade où on ait mis les pieds de toute sa vie, c'est Marseille ! En plus, même là-bas je ne connais pas toute la ville, je ne connais que les quartiers dans lesquels je passe mon temps – chez moi, chez mes potes, à la fac où j'allais avant de commencer mon CAP.

Au fond, je me demande si les enfants n'essaient pas simplement de me tester. Cela me semble trop peu probable qu'ils ne reconnaissent rien dans le décor environnant. De plus, il est courant que des enfants de cet âge-là testent les limites des personnes qu'ils rencontrent. Mais enfin, ils auraient pu choisir un autre moment, quand même !

– Bon, je marmonne, pour moi plus que pour les autres. Réfléchissons...

Cependant, j'ai beau me concentrer et retourner le problème dans tous les sens, je suis incapable de me souvenir quel chemin on a emprunté pour se retrouver là.

– Ha, pour retenir les dates d'anniversaires et tous les détails de ta misérable vie, y a du monde hein !, je me morigène. Mais pour se rappeler par où t'es passée, alors là, plus personne !

Je suis bien consciente que je dois passer pour une folle, à parler toute seule – et en français, de surcroît –, pourtant c'est plus fort que moi. Je suis du genre à me parler à moi-même en toutes circonstances, ça me permet de me motiver ou de mieux réfléchir.

– Bon, on n'a qu'à aller dans cette direction, je lance aux enfants.

Ils ne parlent peut-être pas un mot de français, à part les quelques deux ou trois expressions que je leur ai apprises ces deux dernières semaines. Toutefois, ils semblent comprendre ce que je veux dire car ils se mettent en marche sans hésiter.

Je ne comprends toujours pas comment j'ai pu oublier jusqu'au moindre détail du chemin parcouru jusqu'ici. C'est comme si quelqu'un était venu appuyer sur un bouton ''effacer'' dans mon cerveau. Je sais bien que j'ai tendance à oublier certains choses dans l'immédiat, mais c'est plus les ordres de ma mère que la route prise juste avant.

Comme le feu piétons est rouge, nous nous arrêtons sur le bord du trottoir. J'en profite pour sortir mon téléphone, vérifier si j'ai de nouveau du réseau. Absolument rien. Niet. Nada. Ils ont pas compris le principe de données mobiles, ces anglais ?

Pendant un instant, je songe à ce cliché qui veut que les français soient des râleurs-nés, des gens à qui rien ne convient. Est-ce que j'illustre ce cliché ? Un peu trop parfaitement. Mais comprenez, ce n'est pas que rien ne me convient, c'est que râler dans ma tête me permet de garder un certain dynamisme de vie. Je ne m'ennuie jamais, et ça, c'est cool !

– It's green, lance soudain Louis en tirant sur mon bras. 

[C'est vert.]

Avec un sourire, j'acquiesce et glisse de nouveau mon téléphone dans ma poche. Nous avons de la chance qu'il ne pleuve pas : le ciel est d'un bleu magnifique. Dans le cas contraire, la situation serait encore pire ; actuellement, elle est juste un poil cocasse.

J'ai beau analyser chaque panneau que je croise, je ne reconnais aucun nom de rue. C'est frustrant !

Alors que je tourne à l'angle le plus proche, les enfants poussent un cri de stupeur. Je n'ai pas le temps de comprendre ce qui les poussent à agir de la sorte que, déjà, je me prends de plein fouet un mur. Ah non, tout compte fait, ce n'est pas un mur mais une personne.

Je m'étale sur les fesses et grogne aussitôt. Mon sac tombe à son tour, et tout son contenu sur répand sur le sol dans un grand fracas.

Je lève lentement les yeux vers la personne dans laquelle je me suis cognée. Pendant une seconde, je ne peux pas croire ce que je vois. Puis l'homme se met à parler, et mon cœur loupe un battement :

– I'm so sorry, are you OK ? 

[Je suis vraiment désolé, est-ce que tout va bien ?]

HiddlestonerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant