Chapitre 2 - Caliban

6.7K 540 154
                                    

Le jour où je suis tombé amoureux d'Arabella, nous avions tous les deux été envoyés dans le bureau du proviseur.

Je la connaissais déjà de vue, sans plus. Je savais qu'elle était en troisième année, dans la classe de mon frère : depuis la rentrée, il lui arrivait souvent de la mentionner, parce que c'est avec elle qu'il se disputait la première place dans les matières qu'ils avaient en commun – que quiconque parvienne à le concurrencer était suffisamment rare pour être noté. Cela dit, je mentirais si je prétendais l'avoir vraiment remarquée. Moi, j'entrais tout juste au lycée. Au vu des deux classes qui nous séparaient, nous aurions tout aussi bien pu évoluer dans des univers parallèles. Des belles filles, il y en avait d'autres ; je m'intéressais davantage à celles que je côtoyais au quotidien.

Jusqu'à ce matin d'octobre où elle s'est imposée dans ma vie avec la force d'une tempête.

Moi, si j'attendais ma sentence chez le principal, c'était pour une broutille. J'avais raté mon bus ; du coup, j'étais arrivé en retard. J'avais essayé de m'infiltrer quand même en cours de maths et de m'asseoir comme si de rien n'était, mais le prof n'avait rien laissé passer et m'avait renvoyé avec ordre de ne revenir que lorsque je serais doté d'un bulletin justificatif en bonne et due forme.

Morose, je patientais sur l'une des chaises en plastique alignées dans le couloir, attendant mon tour de passer dans le bureau. Le battant était ouvert ; à l'intérieur, je pouvais voir Arabella, de dos. Sa discussion avec le principal était houleuse et je n'avais aucun mal à la suivre, tant ils parlaient fort.

— ... besoin de monter sur vos grands chevaux ainsi, mademoiselle Gomez ? demandait Hawkins, le proviseur. Notre lycée organise cet événement depuis au moins vingt ans, et personne ne s'est jamais plaint. Même pas vous lors des deux dernières éditions, ce me semble.

— Il n'est jamais trop tard pour se remettre en question, a-t-elle répliqué. Sérieusement, vous ne vous rendez pas compte du sexisme qu'une telle élection véhicule ? Un défilé pour choisir Miss Bethel High ? Mes camarades et moi sommes davantage que des physiques, merci bien !

— Nous avons déjà reçu de nombreuses candidatures, preuve que la plupart des jeunes femmes qui étudient dans ce lycée ne partagent pas votre opinion.

— « Étudier », c'est bien le mot. C'est ce que nous sommes censées faire ici, non ? Pas apprendre à nous conformer aux exigences du regard masculin dès le plus jeune âge.

Hawkins a soupiré :

— Tout de suite les grands mots, mademoiselle Gomez... C'est juste une élection bon enfant.

— Parce que vous croyez que lorsque des listes circulent pour noter les photos des filles de ce lycée entre 0 et 10, c'est bon enfant ? Nous sommes toutes perdantes, que ce soient celles qui se prennent des 2 et qui se font détruire leur confiance en elle, ou celles qui se prennent des 9 ou des 10 et que les mecs se croient autorisés à harceler, parce que la direction de cet établissement encourage indirectement ces pratiques en laissant des événements comme l'élection de Miss Bethel High s'organiser ! Et après, vous avez le culot de nous dire que c'est de notre faute, que c'est parce que nous mettons des débardeurs et des jupes que nous avons des problèmes – alors que pardon, c'est juste que c'est l'été et que nous aussi, nous avons besoin de porter des tenues confortables pour être à l'aise. C'est du sexisme pur et simple, monsieur Hawkins !

Arabella avait haussé le ton sur ces derniers mots. Le principal l'a regardée en secouant la tête, puis lâché :

— Vous voyez, c'est ça le problème avec vous, mademoiselle Gomez. Vous êtes incapable de vous exprimer calmement.

My Water HeartOù les histoires vivent. Découvrez maintenant