Chapitre 44 - Arabella

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— Pour ce qui est du projet parrainage, on a reçu quelques mails de la part de nouveaux étudiants arrivés sur le campus en début de semestre intéressés, nous informe Kennan. J'ai compilé la liste ; maintenant, il faut que je m'occupe de reprendre les noms des volontaires pour les guider afin de les mettre en relation.

— Si tu as besoin d'aide, n'hésite pas, intervient Charlotte. Je suis dispo pour te prêter main forte.

— Génial. Si on pouvait se retrouver un soir cette semaine, ce serait top.

Je réprime un sourire. Ma meilleure amie n'a pas laissé passer cette occasion de passer du temps en tête à tête avec Kennan, bien sûr...

Nous sommes une grosse dizaine à être réunis dans le local de l'Association des Élèves en ce samedi après-midi, pour faire le point sur les dossiers en cours. Nous sommes un peu à l'étroit dans la petite pièce, surtout avec les étagères de matériel divers qui tapissent les murs, mais au moins cela nous motive à nous montrer efficaces.

En tant que présidente, c'est moi qui dirige la séance ; voyant que Kennan n'a rien de plus à dire sur le sujet qui l'occupait, je demande à la cantonade :

— Est-ce que quelqu'un d'autre a encore un point à discuter avec tout le monde ? Manifestez-vous maintenant ou taisez-vous à jamais, parce que sinon, je vous libère pour aujourd'hui.

Personne ne réagit, si bien que Priscilla, notre secrétaire, referme son ordinateur sur lequel elle prenait des notes pour le compte-rendu de nos discussions tout en s'étirant. L'ambiance change doucement dans le local, devenant plus détendue à mesure que les membres de l'association se lèvent et se mettent à discuter entre eux sans lien avec les actions que nous menons. Charlotte fonce vers Kennan pour se mettre d'accord avec lui concernant les modalités de leur rendez-vous. Pour ma part, c'est vers Jade que mon regard est attiré. Elle a sorti son téléphone et est en train d'écrire un message, un pli entre ses sourcils marquant sa concentration. Je sais que Caliban et elle ont été en relation pour l'envoi du mail concernant les initiations qu'il voulait proposer : je l'ai vu passer sur la liste de diffusion mercredi soir. Est-ce qu'elle en sait plus ? Est-ce qu'ils ont discuté davantage ? La curiosité me tenaille, alors je m'approche d'elle comme si de rien n'était et l'interroge :

— Alors, ça a marché, cette histoire de cours de natation ?

Elle relève la tête joyeusement.

— Justement, j'étais en train de demander à Caliban des nouvelles !

Mes yeux font un aller-retour entre son visage et son portable tandis que mon cœur est saisi d'un bref pincement.

— Eh bien, oui, il a déjà eu des réponses, poursuit Jade. Il a déjà trois étudiants motivés pour demain.

Son expression pétille d'enthousiasme alors qu'elle ajoute :

— C'est génial, ce qu'il est en train de mettre sur pied, et lui, c'est un gars qui a l'air super.

J'acquiesce avec un sourire crispé, puis prétexte devoir discuter de quelque chose avec Anthony pour me détourner.

Voilà : maintenant, ma curiosité est satisfaite. Mais je suis loin d'être certaine que ce soit pour le mieux...

***

Me promener à la réserve de Westside est l'un des plaisirs que je m'accorde régulièrement sur le campus. Marcher m'éclaircit l'esprit, me permet de me recentrer. C'est d'autant plus important à cette période de l'année, quand la luminosité est faible : le moindre rayon de soleil glané peut avoir un effet bénéfique sur le moral. Nous profitons d'un beau dimanche de janvier ; puisque j'ai travaillé toute la matinée, j'ai décidé de prendre une pause en début d'après-midi. J'ai rejoint à pied la partie ouest du campus, par les arrières. Maintenant, au cœur de la forêt, j'inspire, me laissant gagner par la paix ambiante, espérant qu'elle pourra se propager à mon esprit.

Nombre d'étudiants désertent la réserve en hiver. Moi, je l'apprécie encore plus. Le calme qu'elle dégage est plus profond ; il y a une beauté éthérée dans ses arbres qui tordent leurs branches dépouillées dans l'air qui paraît immobile, dans le lac qui reflète les volutes grises des nuages. Mes écouteurs dans les oreilles, j'avance le long des chemins de terre. Ils me déversent le mélange lent de notes de piano, de cordes et de fil ténu de voix tissé par Ursine Vulpine – un artiste que j'ai découvert grâce à Caliban.

Cette pensée me fait grimacer, et je passe à la musique suivante d'une pression du pouce.

Mais fuir mon propre esprit est vain. Lorsque je termine ma boucle et que j'émerge des bois, la vision de la piscine Arthur Williams me renvoie encore une fois son souvenir. D'autant que je sais qu'il s'y trouve actuellement : nous sommes en plein dans l'heure qu'il a fixée pour ses cours d'initiation.

La curiosité s'empare de nouveau de moi, comme hier face à Jade. Est-ce que tout se passe bien pour lui ? Je suis juste là, à quelques dizaines de mètres. Ça ne me coûte rien de faire un rapide détour pour jeter un coup d'œil. Je resterai hors de vue ; il ne saura pas que je suis là.

J'ai pris ma décision sans en avoir conscience. Quelques minutes plus tard, je pousse la porte donnant sur le hall de la piscine. La baie vitrée derrière laquelle se trouve le bassin est juste devant moi. Je m'en approche, lentement...

Et je l'aperçois. Il est dans l'eau, focalisé sur ses trois élèves. Ceux-ci sont accrochés au bord ; Caliban est à leurs côtés, en train de leur montrer un exercice. Il accompagne d'un large mouvement de bras l'inspiration qu'il prend, puis se laisse couler sous l'eau et souffle, des bulles venant crever la surface. Lorsqu'il émerge de nouveau, il leur donne des consignes avant de les encourager à se lancer à leur tour. Je ne peux pas entendre ce qu'il dit à cause de la paroi de verre qui nous sépare, mais à sa concentration manifeste, son sérieux ne fait aucun doute. Il exsude une confiance dans ce qu'il fait manifeste, doublée d'une aura apaisante.

J'ai été si peu capable de réagir lorsqu'il m'a parlé de son projet mercredi... J'aurais dû être capable de l'encourager davantage, de lui dire que je me réjouis qu'il ait trouvé cette voie pour s'exprimer. Je le voudrais encore. Lui parler ; être près de lui...

C'est précisément pour cette raison que je serre les poings et me détourne, avant de battre en retraite vers la double porte du hall. Il a été très clair avec moi mercredi : il ne veut plus que nous soyons en contact. Alors qu'importe ce que je ressens. Je l'ai quitté, je dois assumer ma décision. Si ce n'est pas pour moi, au moins pour lui.

Cela me fait mal, mais je dois m'éloigner de cette piscine. Je ne dois pas non plus lui écrire, ou provoquer une nouvelle rencontre fortuite sur le campus.

Et parce que ma volonté est toujours sortie victorieuse de mes combats internes, je sais que j'y parviendrai. Quel qu'en soit le prix.

My Water HeartOù les histoires vivent. Découvrez maintenant