Il reste une vingtaine de minutes à notre entraînement du lundi soir quand Jeremiah Becker, le directeur athlétique de la WestConn, fait son apparition au bord de la piscine – un fait suffisamment rare pour que nous le remarquions. Il échange quelques mots avec le coach Cabrera, puis avec Claire, la responsable de la section féminine. Le visage de celle-ci se décompose à mesure que son supérieur lui parle ; après quelques instants, cependant, elle s'éloigne et s'accroupit à l'extrémité de la ligne d'eau juste à côté de la mienne, celle où Patrizia est en train de venir à bout d'un set de brasse.
— Je suis désolée de t'interrompre, mais monsieur Becker voudrait discuter avec toi en privé, l'informe-t-elle dès qu'elle revient près du bord.
Ma coéquipière n'a pas l'air ravie : qu'on interrompe ainsi un entraînement en cours est loin d'être habituel. Cependant, elle ne discute pas et pousse sur ses bras pour sortir du bassin, avant d'emboîter le pas à notre directeur athlétique vers le couloir qui abrite les bureaux des coachs.
J'échange un regard inquiet avec Helen, qui a elle aussi entendu le bref échange entre Claire et Patrizia. Instinctivement, je pressens que cette convocation n'augure rien de bon...
Je termine mon propre set en jetant des coups d'œil au bord du bassin entre chaque longueur. Pas trace de Patrizia.
Qu'est-ce que Becker peut bien avoir à lui dire pour la retenir aussi longtemps ?
La question me trotte toujours dans la tête lorsque je rejoins les douches. Ernest, qui arrive du bassin des plongeoirs, m'intercepte alors que j'allais me glisser sous l'un des jets.
— Je n'ai pas rêvé, Patrizia est bien partie avec Becker ? Qu'est-ce qui se passe ?
— Aucune idée... je soupire.
— Ça pue, non ? intervient Lexie.
Personne ne répond. Son sentiment, nous le partageons tous, mais il reste encore un mince espoir que nous nous trompions...
— On devrait l'attendre au clubhouse, suggère Ernest. Pour qu'elle sache où trouver du monde si elle a besoin de soutien.
J'acquiesce ; Lexie fait de même, ainsi qu'Helen et Flora, non loin. La suggestion se diffuse dans notre promotion : bientôt, nous sommes tous entassés dans les canapés de l'étage, à discuter de l'entraînement avec une légèreté feinte.
Un petit quart d'heure plus tard, nos conversations s'éteignent d'elles-mêmes lorsque Patrizia pénètre dans la pièce et avance vers nous. Son expression est inhabituellement lasse. Elle a pris le temps de passer par les douches et les vestiaires pour se changer et récupérer ses affaires, mais elle paraît toujours sous le coup de son entretien avec Becker. Theo se lève d'un bond pour lui laisser le pouf qu'il occupait, face aux canapés ; pour une fois, elle lui épargne l'une de ses remarques critiques et s'asseoit.
— Alors ? ose Amy pour briser le silence qui s'est installé.
Patrizia prend une profonde inspiration avant de nous révéler :
— Les parents de Penelope, la fille que j'ai battue au 400 4 nages samedi... Ils ont écrit à la WestConn pour leur exprimer leurs « inquiétudes ».
Notre coéquipière a mimé les guillemets avec ses doigts. Il y a une touche de cynisme dans le rire qu'elle laisse échapper ensuite.
— D'après eux, mes temps aux meetings depuis le début de l'année seraient trop bas pour être honnêtes, et mon allure trop masculine à leur goût. Du coup, ils se permettent d'exprimer à notre université leurs doutes quant au fait que je serais bien une femme. Pour la défense des autres compétitrices, vous comprenez...
— HEIN ?
L'exclamation d'incrédulité est générale. L'idée nous paraît tout bonnement ridicule. Helen secoue la tête comme si nous allions devoir la retenir de sauter dans sa voiture pour rouler jusqu'à la EastConn pour dire immédiatement sa manière de penser à cette Penelope ; Anton et Abigail, qui connaissent Patrizia depuis le lycée, arborent des expressions de pur scandale. Mais c'est Ernest qui pense à poser la question importante :
— Qu'en dit Becker ?
Patrizia frotte ses cuisses de ses paumes avant de répondre :
— Officiellement, qu'il me soutient... Sauf qu'il n'a pas arrêté d'insister sur l'importance d'éviter que la situation dégénère en esclandre. Du coup, il voudrait régler le souci à l'amiable. Que j'aille chez un gynécologue, que je me fasse examiner et que je lui ramène un document qui atteste de ma féminité, afin qu'il puisse l'utiliser pour faire taire monsieur et madame Combs.
Nous sommes plusieurs à cligner des yeux, ébahis. Patrizia, elle, grimace et poursuit :
— Il ne s'attendait pas à ce que je proteste, je pense... Et c'est vrai qu'une partie de moi voudrait juste me taire et faire ce qu'il me demande, pour que cette histoire stupide se termine au plus vite. Sauf que... je ne sais pas, ça me paraît tellement humiliant de devoir prouver que je suis une femme...
— Tu y es obligée ? s'enquiert Amy. Tu ne peux pas simplement dire à Becker et aux Combs d'aller se faire voir ?
— Normalement, non, nous apprend Neal. C'est dans l'Idaho qu'une loi de ce type-là est passée, pas dans le Connecticut.
— Peut-être, sauf que Becker reste le directeur athlétique de la WestConn. S'il veut suspendre ma participation aux prochaines compétitions, il le peut. Et j'ai bien compris qu'il le ferait, parce qu'il ne veut pas risquer le moindre emballement médiatique comme celui que les Combs lui ont promis. Apparemment, le père est un chef d'entreprise plutôt influent, et est très ami avec plusieurs journalistes de la région.
— Mais... on doit rencontrer de nouveau les Warriors dans deux semaines, aux championnats de ligue, je rappelle. Il t'empêcherait vraiment de t'y rendre, juste parce que des parents vexés que tu aies battu leur fille ont décidé de l'intimider ?
Patrizia hausse les épaules.
— Il faut croire. C'est là-dessus qu'il a conclu notre entretien, quand le ton est monté. J'ai le choix : ou bien je me soumets volontairement à l'examen gynécologique qu'il réclame, ou je peux faire une croix sur la fin de ma saison.
Nous échangeons des regards choqués. Quant à Patrizia, que nous connaissons si assurée, il y a une vulnérabilité dans sa voix lorsqu'elle conclut :
— Je ne sais pas quoi faire. Tout ça, ça me semble révoltant, et en même temps, je me sens impuissante. Cabrera et Claire aussi : je les ai croisés avant de monter ici, et ils m'ont dit qu'il n'y a rien qu'ils peuvent faire. Becker est leur chef : s'il prend une décision, il n'a pas voix au chapitre. Et moi, je pourrai protester tout ce que je pourrai, ça ne le fera pas changer d'avis. Je n'ai aucun poids face à lui.
— Toi toute seule, c'est vrai, je réplique. Mais on est une équipe, on ne te laissera pas tomber.
Les autres Dolphins hochent vigoureusement la tête pour appuyer mes propos. Patrizia sourit faiblement, visiblement touchée. Je ne me suis pas posé une seule seconde la question de la soutenir ou non : l'aider est pour moi une évidence. Elle reste droite, mais je n'ose imaginer dans quelle tourmente intérieure sa discussion avec Becker a dû la plonger. Toutes les ressources que je peux mobiliser pour lui apporter un appui, je suis prêt à aller les chercher : c'est la manière juste d'agir.
Or, il se trouve que je sais exactement qui je dois contacter pour nous prêter main-forte. Qui a déjà su faire plier le directeur de mon ancien lycée en le confrontant au sexisme de ses décisions ; qui a une détermination, une éloquence et un charisme hors du commun, au service de ses valeurs. Qui serait notre meilleur général pour nous mener à la bataille contre l'administration de cette université.
Arabella, bien sûr...
Tant pis pour l'inconfort que je ressens à la perspective de lui parler. J'agirai comme je le dois ; ce que cela réveillera en moi, je me chargerai de l'étouffer.
Il n'est pas question de moi, mais de Patrizia ; d'un problème bien plus sérieux que mon cœur meurtri.
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My Water Heart
RomanceLorsque Caliban fait sa rentrée en première année à la WestConn, il s'attend à prendre un nouveau départ : il a été sélectionné pour faire partie des Dolphins, l'équipe de natation de l'université, et a hâte de combiner ses études et sa passion. Pou...