Chapitre 7 - Arabella

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— Allez, hija, ressers-toi. Tu travailles tellement, je ne suis pas sûre que tu prennes le temps de manger correctement sur le campus. Donne ton assiette.

Je l'ai à peine avancée de quelques centimètres que ma mère s'en empare déjà et y dépose une bonne cuillerée de haricots rouges. Mon estomac est déjà bien rempli, mais je trouverai un peu de place pour y caler cette quantité de nourriture supplémentaire. Cela fait tellement plaisir à maman de me voir faire honneur à son plat que je ne me vois pas la décevoir...

— Bon, alors, cet accueil des première année ? enchaîne-t-elle une fois qu'elle estime m'avoir gratifiée d'une seconde portion convenable. Tu t'es énormément investie pour le préparer : tout s'est passé comme tu le voulais ?

— Parfaitement bien, je réponds. Le directeur a même envoyé un mail à l'Association des Élèves pour nous féliciter. Il a eu d'excellents échos de ce que nous avons organisé.

Ma mère rayonne de plaisir à cette nouvelle.

— C'est super, Arabella ! Ce sera mentionné sur ton dossier scolaire ?

— Non, mais j'imagine que cela augmente mes chances qu'il accepte de m'écrire une lettre de recommandation quand je postulerai pour l'école de droit d'Harvard l'an prochain.

— Ce ne serait que justice. S'il ne voit pas tout ton investissement pour faire de ce campus un endroit meilleur, c'est qu'il est aveugle.

Ou qu'il préfère accorder son attention à mes camarades dont les parents sont issus de familles fortunées, susceptibles de faire des dons à son université...

J'enfourne une bouchée de haricots rouges pour dissimuler ma grimace. Je ne dis pas que le directeur se rend consciemment coupable de favoritisme... mais je suis suffisamment lucide pour m'être aperçue que la société réserve à certaines personnes un chemin plus facile qu'à d'autres, et que je ne suis pas du bon côté de la barrière, m'obligeant à redoubler d'efforts pour compenser.

Ma mère est propriétaire d'un petit salon de coiffure non loin de chez nous. Elle dégage assez de bénéfices pour nous faire vivre, mais guère plus. Alors la moindre dépense, nous en évaluons longuement la pertinence. C'est pour cette raison que j'ai choisi d'intégrer la WestConn en bachelor, renonçant à postuler à des universités plus prestigieuses. Pour devenir avocate, ce sont des études longues que j'envisage : quatre ans de premier cycle, puis trois d'école de droit. Des établissements comme Harvard – celui de mes rêves –offrent bien des bourses, calculées à partir des moyens des parents, mais une contribution aurait tout de même été attendue de ma mère. Cela aurait signifié hypothéquer son salon, ou bien prendre un prêt qui aurait pesé lourdement sur mon début de carrière. J'y serai probablement obligée à terme, mais dans un premier temps, rester dans le Connecticut me permet de réduire les coûts de mes études : j'y ai droit à des aides plus importantes, et cela nous a évité un certain nombre d'investissements additionnels – une voiture, par exemple.

Il ne me reste plus qu'à espérer que ce choix – qui n'en est pas vraiment un, en réalité, mais une adaptation aux contraintes que la vie fait peser sur moi – ne nuira pas à mes candidatures en second cycle. C'est pour cela que je me donne autant : parce que je sais que rien de ce que j'obtiendrai ne me tombera droit dans les mains. J'ai un plafond de verre à faire éclater...

La conséquence, qui me peine, c'est que je ne vois plus ma mère aussi souvent qu'avant : pour rentrer à la maison, j'en ai pour plus de quarante minutes de transport. Je sais que c'est pour le mieux, cependant... et elle aussi, raison pour laquelle elle essaye de me dissimuler autant que possible que notre éloignement lui pèse. Mais je la connais trop bien pour qu'elle y parvienne totalement.

My Water HeartOù les histoires vivent. Découvrez maintenant