Je n'ai bu que deux bières ce soir, et pourtant, je me sens enivré. Cette discussion avec Arabella, les lumières si douces qui nous enveloppent, son expression qui s'est émerveillée à mesure qu'elle écoutait l'une de mes musiques préférées... C'est tout ce que j'imaginais depuis toutes ces années dans les rêves qu'elle m'inspire, et même mieux encore, parce que cette fois, c'est réel. Si je tendais le bras, je pourrais toucher sa main ; je ne le ferai pas sans son accord, mais tout à l'heure, lorsque mes écouteurs nous réunissaient, nos épaules se sont effleurées plusieurs fois, et ce simple contact m'a embrasé.
Je me félicite d'avoir trouvé le courage de venir lui parler, de m'être accordé cette dernière chance. La connexion que j'ai toujours pressentie entre Arabella et moi s'est faite tangible. Impossible de refouler les sentiments qu'elle m'inspire désormais, pas alors que notre discussion est exactement ce que j'en espérais. Je voudrais qu'elle soit la première d'un millier d'autres ; je voudrais me pencher pour embrasser ses lèvres dont la courbe me fascine. Une vague s'est levée dans mon cœur, ramenant aux berges de ma conscience tout ce que j'avais passé deux ans à tenter d'engloutir dans les profondeurs de mon âme. Je ne peux plus le taire. J'ai décidé de vivre mes années d'université sans regrets, pour ne pas me laisser ronger de l'intérieur des mois durant comme cela a été le cas au lycée : c'est le moment d'agir en conséquence. Je vais avouer à Ari ce que je ressens ; et advienne que pourra. De toute façon, y aura-t-il jamais meilleure occasion que celle-là ?
Elle me fixe, attendant que je poursuive. Je ne peux supporter le poids de son regard, pas alors que je m'apprête à mettre mon âme à nu devant elle. C'est donc les yeux rivés sur le bracelet à son poignet, si précieux pour elle, que je me lance :
— Tu sais, cela fait deux ans que nous ne nous sommes pas vus, mais je n'ai jamais pu t'oublier. Pas vraiment. À partir du jour où je t'ai croisée pour la première fois, tu as laissé en moi une marque indélébile. Je t'ai toujours observée de loin, parce que je n'osais pas m'approcher davantage. Mais cela ne m'a pas empêché d'être impressionné par tant de facettes de ta personnalité : ta détermination, ton intelligence, ton abnégation quand il s'agit de te battre pour les autres. Je suis convaincu que nous pourrions être bien ensemble, notre discussion de ce soir en a été une preuve de plus. Alors voilà, Arabella, il faut que je te le dise : j'ai des sentiments pour toi. J'avais besoin de te les exprimer, parce que je ne suis pas capable de les cacher plus longtemps. En espérant que peut-être, tu voudras bien nous donner une chance...
Lorsque j'arrive au bout de ma longue tirade, mon cœur bat aussi fort qu'à la fin de l'un de mes sprints à travers l'eau. J'ai chaud et froid à la fois, l'impression d'être saisi d'un vertige. Je n'en reviens pas d'avoir trouvé le courage de sauter ainsi dans l'inconnu, sans filet, mais je suis fier d'y être parvenu. L'espace de quelques fractions de seconde suspendues, mes veines sont parcourues d'une euphorie brûlante. Tout me semble possible, ce soir. Je me suis livré, j'ai ouvert mon cœur, et...
Arabella ne me répond rien.
Un courant glacé noie l'excitation qui s'était emparé de moi.
C'est mauvais, n'est-ce pas ? Ça ne peut être que mauvais...
Lentement, je lève la tête vers elle. Elle me fixe, paralysée. Son visage est livide ; ses oreilles, elles, ont viré au cramoisi. Je sens une pierre tomber au fond de mon estomac, écrasant au passage tous mes organes internes. Mais le coup fatal m'est porté lorsqu'Ari retrouve enfin la faculté de parole, et lâche :
— Oh, Caliban, non...
La pitié dans sa voix me fait plus mal qu'un uppercut. Je me crispe lorsqu'elle se relève en hâte, manquant de renverser ce qu'il reste de sa bière au passage.
— Nous avons parlé cinq minutes ce soir, c'est tout... me rappelle-t-elle. Je suis désolée, mais on ne sait presque rien l'un de l'autre. Moi, tout ce que je voulais en me réfugiant au bout de ce ponton, c'était un peu de tranquillité : si tu me connaissais vraiment, tu aurais dû le comprendre. Et puis, je ne veux pas de petit ami. Ce serait trop compliqué à gérer en plus de mes études. Regarde, c'est pour ça qu'on s'est séparés, Dorian et moi.
Lorsqu'elle prononce le prénom de mon frère, Arabella écarquille les yeux avant d'ajouter :
— Oh mon Dieu, Dorian... Tu as pensé à lui, Caliban ? Tu te rends compte à quel point ça rendrait toute histoire entre nous impossible ?
Je serre les poings. En fait, non, je n'ai pas pensé à lui, parce que mes sentiments pour Arabella n'ont rien à voir avec la relation qu'ils ont eue. Mais j'aurais dû me douter qu'il était vain pour moi d'espérer sortir de son ombre.
Comme toujours.
Je sens des pleurs se masser au coin de mes yeux, incapable d'articuler le moindre mot, alors qu'Arabella conclut :
— Regarde la vérité en face : je ne peux pas « nous donner une chance », parce qu'il n'y a pas de « nous ». Excuse-moi d'être aussi brusque, Caliban. Je sais que tu es un gentil garçon. Mais il vaut mieux que je sois franche maintenant, plutôt que de te laisser entretenir de faux espoirs.
Elle recule sur le ponton, vers la fête dont les éclats joyeux qui parviennent jusqu'ici semblent désormais indécents à mon cœur qui se brise. Elle ne m'apparaît plus que comme une tache floue, ma vision humide et brouillée.
— Encore merci pour la bière... souffle-t-elle.
Ensuite, je n'entends plus que le grincement de ses pas sur les planches, puis plus rien. Moi, je reste là, les doigts crispés autour de mon gobelet alors que la simple idée de boire une autre gorgée de bière me donne envie de vomir.
Je savais que je prenais le risque d'être rejeté en me déclarant à elle. Dans la bulle d'illusion créée par cette soirée, le cadre si doux de ce ponton, j'ai cru que l'histoire pourrait se terminer autrement ; je me trompais.
Non, je n'aurai plus de regrets, et je pensais qu'aucune souffrance ne pouvait être pire que celle à laquelle ils m'ont soumis pendant tous ces mois où, au lycée, je me suis senti déchiré à aimer Arabella de loin. Je me trompais. La douleur que je ressens à cet instant est mille fois pire. Dans ma poitrine, mon cœur est sec, rêche comme du papier de verre. Vidé de tous mes espoirs, siphonné par un mélange d'abattement, de honte et de colère. Je n'ai même pas envie d'aller nager pour combattre ces émotions dévastatrices ; juste de me laisser couler, pour que le noir m'emporte, éteigne ma conscience en même temps que mon infinie tristesse.
J'ai été stupide, naïf : j'en paye le prix. Et maintenant, il ne me reste plus qu'une mer salée de larmes pour m'y noyer.
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My Water Heart
RomanceLorsque Caliban fait sa rentrée en première année à la WestConn, il s'attend à prendre un nouveau départ : il a été sélectionné pour faire partie des Dolphins, l'équipe de natation de l'université, et a hâte de combiner ses études et sa passion. Pou...