Lorsque j'arrive à la piscine, je ne perds pas de temps à essayer d'entrer par l'accès principal. À cette heure-ci, je me doute qu'il doit être verrouillé, alors je fais le tour du bâtiment, jusqu'à la porte arrière par lequel j'étais déjà passée pour rejoindre Caliban, il y a des mois de ça. Mais cette fois-ci, il ne m'attend pas : aucune chaise ne bloque l'ouverture pour me permettre de passer. Heureusement, j'ai anticipé le problème, et j'ai envoyé un message à James en arrivant sur le campus ouest pour qu'il me communique le code à entrer. Je me base sur sa réponse pour taper les six chiffres les uns après les autres ; un instant plus tard, la LED verte qui s'illumine ainsi qu'un claquement bref m'invitent à avancer.
J'inspire profondément, puis pousse le battant. J'accède directement au bord du bassin ; malgré l'obscurité, je repère immédiatement le tas des affaires de Caliban abandonnées sur le carrelage. Je me débarrasse de mes chaussures en un mouvement avant de m'approcher de l'eau. Comme le soir où j'étais déjà venu le trouver cet automne, c'est d'abord le bruit de sa nage qui me trahit sa présence, clapotement régulier quand son esprit, lui, doit être en pleine tourmente. Je fais quelques pas en avant, marche dans une flaque ; le pied de l'un de mes bas s'imbibe d'humidité. Je grimace, me baisse et le fais rouler sur ma jambe pour le retirer, ôte l'autre également. Je les laisse tomber au sol, termine de rejoindre la piscine. C'est là que je remarque que je n'entends plus rien. Je plisse les yeux pour repérer Caliban : il s'est immobilisé et se maintient en position stationnaire à quelques mètres de moi. Mon regard s'est suffisamment habitué à la pénombre pour que je constate qu'il a remonté ses lunettes sur son front. Je suis trop loin pour distinguer ses yeux, mais je suis prête à parier qu'ils sont braqués sur moi.
— Arabella ? Qu'est-ce que tu fais là ?
Sa voix n'est pas hostile, mais clairement surprise. Je m'agenouille, frustrée de ne pas pouvoir combler la distance qui nous sépare, et lui répond :
— J'ai entendu une partie de ta discussion avec ta mère tout à l'heure. Je me suis doutée que tu aurais du mal à accuser le coup, alors je suis venue ici.
— Ah...
Caliban plonge un instant sous la surface. Lorsqu'il en émerge et reprend la parole, son ton est désabusé :
— Eh oui, les mois passent, mais rien ne change. Quelques mots de la part de mes parents, et je suis de nouveau à terre.
— Sauf que cette fois, tu t'es dressé face à eux. Tout a changé.
Il ne répond rien. Le sang bat à mes tempes, échauffé à la fois par l'émotion et par la conviction que je voudrais mettre dans mes propos. Vibrante, je poursuis :
— Il y a tant de fois où tu m'as impressionnée, ces dernières semaines... Tu as toujours eu en toi cet altruisme hors du commun, mais désormais, tu ne l'étouffes plus.
— J'essaie de devenir la personne que je veux être. C'est ce dont j'avais besoin, tu avais raison.
— Pas sur tout.
Je déglutis. Une boule m'obstrue la gorge : un reste de peur de me dévoiler. Je ne suis pas habituée à admettre mes erreurs, mais je le dois à Caliban. Je me baisse encore pour plonger un pied dans le bassin, avant de m'asseoir sur le rebord, de l'eau à mi-mollets. Battant doucement des jambes pour sentir le courant les caresser, je poursuis :
— J'étais persuadée qu'il valait mieux que nous poursuivions nos chemins chacun de notre côté, mais j'avais tort. Je te dois des excuses. Je n'aurais pas dû t'abandonner, ce jour-là, à Thanksgiving.
— Non, j'ai fini par comprendre pourquoi tu l'as fait. Tu ne me devais rien.
— Mais j'aurais voulu rester.
Un mouvement de brasse a rapproché Caliban de moi. Je me gorge de ce que je peux discerner des traits de son visage, de ses mèches brunes, pour me donner du courage. Et enfin, je laisse échapper cette vérité qui a fini par s'imposer à moi :
— Je t'aime.
Prononcer ces trois mots me fait l'effet d'une libération. Ils retentissent dans le silence de la piscine, emplissant l'air, comme une explosion qui serait partie de l'intérieur de moi. Après eux, les suivants s'écoulent de ma bouche en un flot inarrêtable :
— C'est ça que je suis venue te dire ce soir ; ça que je n'ai pas osé admettre tout à l'heure, au clubhouse. Ça que j'ai mis beaucoup trop longtemps à comprendre. Avant toi, j'étais persuadée que traverser ma vie seule était la meilleure des solutions. Le cœur fermé, et les yeux fixés sur mes objectifs. Lorsque nous nous sommes rapprochés, je n'ai pas cessé de me combattre moi-même, alors que toi, tu étais si certain de ce que tu éprouvais... J'ai pris la fuite en essayant de me persuader que mes sentiments n'étaient pas assez forts pour que je reste : c'était faux. Ils l'étaient trop, et ça m'effrayait. J'avais si peur de perdre le contrôle... Sauf qu'on ne peut museler impunément ce que l'on a au fond de soi ; ironiquement, c'est ce que je t'ai reproché, mais j'ai été tout aussi aveugle quand il s'agissait de moi. Depuis que je t'ai quitté, j'ai un vide dans l'âme, là où tu t'étais frayé une place. Tu es quelqu'un d'exceptionnel, Caliban Arden. Plutôt que de partir, j'aurais dû t'aider à y croire. Tu es passionné, dévoué à ceux qui t'entourent, profondément humain... Beaucoup trop de monde méprise ces qualités, mais pas moi. Tu es la plus belle personne que je connaisse. Je m'en veux tellement d'avoir envoyé valser tout ce qu'il y avait entre nous... J'ai été stupide, et j'en suis désolée. Je ne sais pas si tu pourras me pardonner, mais j'avais besoin de t'avouer tout ça. Parce que s'il existe encore la moindre chance pour que je répare ce que j'ai brisé, je veux la saisir. Que nos rêves se mêlent, que nous en construisions de nouveau, ensemble. S'il est encore temps...
Ma voix se meurt, vaincue par la terreur. J'ai abaissé les barrières derrière lesquelles je m'étais réfugiée. J'ai mis mon âme à nu, moi qui ai toujours été effrayée de laisser quoi que ce soit l'atteindre, et je l'ai remise entre les mains de Caliban. C'est un saut dans l'inconnu, et je ne sais pas comment il réagira. Je l'ai tant fait souffrir par le passé... S'il me repoussait, ce ne serait que justice.
Mais si la route qui me ramènera à ses côtés est toujours ouverte, elle doit passer par cette chute volontaire. Voilà pourquoi l'on tombe amoureux ; parce qu'il y a un moment où on lâche prise, où tout le reste est chamboulé. Un vertige, un tourbillon où la raison se brouille et disparaît.
Alors, enfin, je me laisse emporter...
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My Water Heart
RomanceLorsque Caliban fait sa rentrée en première année à la WestConn, il s'attend à prendre un nouveau départ : il a été sélectionné pour faire partie des Dolphins, l'équipe de natation de l'université, et a hâte de combiner ses études et sa passion. Pou...