Chapitre 10 - Arabella

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Je bois avec délice une première gorgée de la bière que Caliban vient de me ramener. Cela faisait bien cinq minutes que j'hésitais à retourner au chalet pour en prendre une au bar, sans en trouver le courage. Ici, au bout du ponton, le calme règne, et je rechignais à le quitter.

J'aime les fêtes, sinon je ne serais pas là ce soir, mais depuis que je suis devenue présidente de l'Association des Élèves l'année dernière, je peux moins m'y détendre qu'auparavant. Mon visage est connu sur le campus, et il n'est pas rare que des étudiants profitent de l'occasion de me croiser lors d'un événement comme celui-là pour me parler de leurs problèmes. Je les écoute toujours : je prends mes fonctions très au sérieux. Il n'empêche que depuis le début de cette soirée, je n'ai pas arrêté – pas si étonnant, étant donné que la rentrée vient d'avoir lieu : elle est venue avec son lot de soucis pour nombre de mes camarades. Juste avant de m'éclipser pour prendre une pause au bord du lac, je venais de repérer Aubree et Jade, elles aussi membres de l'Association, et je m'apprêtais à les rejoindre pour discuter un peu avec elle... mais au lieu de ça, j'ai été accostée par une fille dont la condition médicale n'avait pas été prise en compte au moment de l'attribution de sa chambre dans la résidence universitaire, et j'ai passé une bonne dizaine de minutes à la conseiller sur la meilleure manière d'obtenir un changement rapide. Je ne me plains pas : c'est ma mission, et c'est moi qui l'ai choisie. Mais tout de même, je n'étais pas vraiment dans le mood pour me concentrer sur ce genre de problèmes.

Et encore, l'Association des Élèves n'a rien à voir avec l'organisation de cette soirée. Pour tous les problèmes de chips et autres bracelets lumineux égarés, je laisse les Zeta Beta Tau se reposer sur le Bureau des Fêtes pour obtenir un coup de main – nous sommes deux groupes aux missions bien différentes, même s'il arrive à certains de nous confondre. L'Association cherche à garantir le bien-être de tous sur le campus ; le Bureau... eh bien, comme son nom l'indique, il coordonne les festivités qui émaillent l'année universitaire.

La face sérieuse et l'autre, légère, d'une même pièce.

Je sais bien que les événements de cohésion comme celui de ce soir sont cruciaux pour permettre à nombre d'étudiants de relâcher un peu la pression. J'en fais partie, d'ailleurs : avec le rythme de travail soutenu que je m'impose, une parenthèse de temps en temps est la bienvenue. Il n'empêche que j'ai un pincement au cœur quand je constate tous les moyens que les Zeta Beta Tau ont consacré à leur fête de rentrée – alors que je m'arrache souvent les cheveux pour faire rentrer toutes les actions de l'Association des Élèves dans notre budget. Entre la location du chalet, le service de navettes et le salaire des barmans, je n'ose imaginer le montant de la facture qu'ils ont eue à régler. Certes, ils se sont cotisés entre eux pour rassembler les fonds nécessaires pour organiser la soirée de leur rêve, et n'ont pas dépensé un centime provenant de subventions de l'université, mais tout de même. Une telle somme aurait sans doute pu être mieux employée...

Je bois une nouvelle gorgée de bière. À côté de moi, Caliban sirote la sienne sans briser le silence entre nous, plongé dans ses propres pensées, et je lui suis reconnaissante pour ça. Il semble avoir compris que si je me suis isolée, c'est pour être un peu en paix avec moi-même. J'en profite pour l'observer, ce que je n'avais pas pris le temps de faire il y a quelques jours. Il est plus grand que dans mon souvenir, et ses traits sont plus dessinés qu'autrefois – ou peut-être sont-ce les jeux d'ombres projetées par les lampions qui accentuent la ligne de sa mâchoire. Il porte un t-shirt bleu pâle, avec un dessin géométrique blanc abstrait sur le devant. Surtout, son visage a conservé l'expression douce que je lui connaissais quand nous étions encore au lycée. Si j'en crois la boisson qu'il m'a rapportée, il est resté prévenant, ce qui est digne d'être noté : à force de s'entendre répéter qu'ils sont les rois du monde par les profs qui veulent les motiver à croire en leur avenir, une bonne partie des mecs de cette université finissent par penser porter réellement une couronne.

My Water HeartOù les histoires vivent. Découvrez maintenant