Chapitre 54 - Caliban

3.3K 342 161
                                    

Tant de fois dans cette piscine, j'ai cherché à exorciser le visage d'Arabella. À faire hurler mes muscles jusqu'à ce qu'une souffrance plus intense que celle de mon cœur m'envahisse, à frapper le bassin de mes bras impuissants, l'amour se mêlant en moi à la rage du désespoir.

Elle pense que je suis venu ici ce soir pour me libérer de l'état dans lequel ma discussion avec ma mère m'a laissé. C'est le cas ; mais pas entièrement. Il y a autre chose qui m'était resté en tête, autre chose que je ne parvenais pas à oublier : l'aveu qu'elle n'a qu'esquissé, tout à l'heure, au clubhouse.

« Je crois que je pense encore à toi. Je crois que... »

J'avais conscience que quelques mots comme ceux-là ne devaient pas suffire à réveiller en moi un quelconque espoir. Qu'elle m'avait demandé de l'oublier ; que moi aussi, j'avais fini par conclure qu'aller de l'avant était la meilleure solution. J'avais même réussi à être en colère contre elle, lui en vouloir de m'avoir quitté.

Je n'osais pas compléter cette phrase que l'arrivée de Jade avait interrompue. Reconnaître que malgré tout, moi aussi, je pense encore à elle. Que je penserais sans doute encore à elle même si des années s'écoulaient sans que je la voie. Mes souvenirs se brouilleraient, mes sentiments entreraient en sommeil, mais il suffirait d'un coup d'œil pour qu'ils se réveillent brutalement, comme ils l'ont fait à la rentrée lorsque je l'ai vue à l'accueil des nouveaux étudiants ; comme ils l'ont fait chaque fois que je l'ai croisée depuis notre rupture.

Je serais capable de m'épanouir sans elle. Je me suis trouvé, ces derniers mois : j'ai compris qui je voulais être, et je n'ai besoin que de moi-même pour construire ce Caliban dont je serais fier. Et j'aurais de nombreuses raisons de lui dire qu'en effet, il est trop tard. Qu'elle a commis des erreurs qui m'ont trop blessé.

Mais lorsqu'elle m'a dit qu'elle m'aimait, cela a balayé tout le reste. Depuis qu'elle s'est tue, je cherche quoi lui répondre ; cependant, ce sont les bons mots que j'essaie de trouver. Ce qu'elle m'inspire, je le sais déjà. Je l'ai toujours su.

Je nage vers elle. Ses cheveux auburn tombent sur ses épaules ; malgré l'obscurité, il me semble que ses joues brillent de larmes.

Mon Arabella... Si entière lorsqu'il s'agit de se dresser contre le monde entier s'il le faut, mais si déstabilisée lorsqu'il est question de ses propres sentiments.

Je n'ai pas envie qu'elle pleure. Jamais, et surtout pas à cause de moi. Alors je comble ce qu'il reste de la distance qui nous sépare. Mes mains se posent sur ses chevilles, remontent jusqu'à ses genoux. Je la sens frissonner à mon contact. Sa peau, si douce, m'avait tant manqué... Mais avant de me laisser aller à la savourer comme je le voudrais, j'ai des choses à lui dire. Je la connais, je sais à quel point il a dû être difficile pour elle de s'ouvrir. Alors je me dois de faire de même, quitte à lutter quelques instants de plus contre mon envie de la serrer contre moi et de l'embrasser jusqu'à ce que ses lèvres remplacent mon oxygène.

Ma voix est un souffle qui caresse son épiderme tandis que je lui confie :

— Si souvent, t'aimer m'a fait mal... Je ne l'ai pas choisi. Je t'ai vue il y a des années, au lycée, alors que tu te battais pour ce que tu estimais juste et à partir de ce moment-là, je n'ai plus réussi à penser à personne d'autre qu'à toi. Même alors que tu ne me regardais pas, même alors que tu me repoussais. Et pendant longtemps, je me suis demandé pourquoi tu m'inspirais des sentiments si puissants. Pourquoi toi ? Pourquoi ne voulaient-ils pas s'estomper ? Je le sais, à présent. En me quittant, tu m'as dit que tu ne pouvais pas être mon rêve ; mais tu me donnes envie de vivre les miens. Tu réveilles la meilleure partie de moi-même, celle que je veux chérir. Quant à déterminer s'il est encore temps pour nous deux... Ce que tu dois savoir, c'est que mon cœur n'est pas fait de flammes. Ce n'est pas un feu que l'on peut souffler. Non, mon cœur est fait d'eau. L'eau ne s'éteint pas ; elle continue de couler, quels que soient les obstacles qu'elle rencontre. On dit qu'elle a une mémoire, et je crois que c'est vrai. Quoi qu'il arrive, elle aspire toujours à l'océan. Tu es mon océan, Arabella. Tu élargis tous mes horizons ; ton visage était dans chacune de mes larmes.

Je l'entends renifler. Pendant que je parlais, sa main est venue chercher l'une des miennes. Elle la serre fort, comme si elle ne voulait plus jamais me lâcher. Et elle me presse encore plus fort lorsque, mon regard trouvant le sien, je lui murmure :

— Moi aussi, je t'aime. Je t'aime encore, et bien sûr que je te pardonne. C'est toi que je veux, ça a toujours été toi.

Arabella est bouleversée, à présent. Ses yeux sont gonflés et humides, ses joues rougies. Lorsque je me tais, il y a une seconde suspendue pendant laquelle nos émotions vibrent dans le silence, la distance qui subsiste encore entre nous paraissant presque criminelle.

Et soudain, elle se jette dans la piscine, à mes côtés.

Elle n'est pas aussi à l'aise dans l'eau que moi ; quand sa tête crève de nouveau la surface, elle bat des bras, désorientée. Surpris, je l'avais lâchée ; je rattrape son poignet et la tire jusqu'à moi. Ses jambes s'enroulent autour de ma taille, ses mains viennent se loger sur mes épaules ; mes paumes se posent contre son dos tandis que mes lèvres trouvent les siennes.

Notre baiser est chaotique, effréné. C'est la même avidité qui nous a envahis, une soif qui va au-delà de tous les mots que nous aurions encore pu échanger. Ses cheveux humides collent à nos peaux, son chemisier trempé flotte autour d'elle ; plusieurs fois, l'eau nous submerge. Rien de tout ça n'a d'importance. La piscine me paraît soudain trop petite pour contenir l'immensité de nos sentiments.

Lorsque l'air vient à nous manquer, de longues minutes plus tard, je la maintiens près de moi plus calmement. Sa respiration est haletante ; sa poitrine se soulève à vive allure... Et c'est là que je remarque le collier que je lui ai offert, reposant entre ses seins.

— Tu l'as remis... je constate avec ravissement.

— Tout à l'heure, avant de te rejoindre.

J'effleure le saphir du bout du doigt, un sourire aux lèvres.

Mon cœur est là, près d'elle. Une goutte fragile et précieuse à la fois.

Arabella attrape ma main avant de m'embrasser de nouveau. Je la sens trembler, de froid et d'émotion mêlés ; et moi, je commence à fatiguer de nous maintenir à la surface. Je lui fais signe de grimper à l'échelle métallique permettant de sortir du bassin ; je la suis un instant plus tard. Dégoulinante, elle observe nos affaires d'un air dépité, puis souffle :

— Merde. J'aurais dû penser à prendre une serviette...

— J'ai la mienne, ne t'inquiète pas, je m'esclaffe.

J'ouvre mon sac et en tire l'énorme rectangle de tissu éponge orné du blason des Dolphins avant de revenir l'enrouler autour de ses épaules. Alors que je la frictionne, je deviens un peu trop conscient de la manière dont le tissu mouillé de son chemisier moule ses courbes. Le coton blanc devenu presque transparent laisse parfaitement deviner le tracé de son soutien-gorge, désormais... et au vu de l'intensité dévorante qui s'empare des prunelles d'Arabella, elle en a parfaitement conscience.

— Je risque d'attraper froid, avec mes vêtements trempés, fait-elle remarquer. On devrait aller dans ma chambre au plus vite pour les retirer. Charlotte est partie chez Kennan après le rassemblement au clubhouse, ça tombe bien.

— En effet, je lui réponds sur le même ton faussement sérieux. Il ne faut prendre aucun risque avec ta santé. Maintenant que je t'ai retrouvée, je ne voudrais pas qu'il t'arrive quoi que ce soit.

Elle rit. Je récupère la serviette pour me sécher sommairement à mon tour, puis je me rhabille en vitesse. Nous sortons ensuite de la piscine par la porte arrière, et entreprenons de faire le tour du bâtiment pour revenir au parking.

À travers la vitre que nous longeons, je distingue la surface du bassin, ondulant doucement à la lueur de la lune. Son calme est revenu, mais on aurait tort de se laisser tromper par son apparente sérénité.

Quand elle entre en tempête, l'eau est l'une des forces de la nature les plus irrésistibles. Et si mon amour pour Arabella est à son image, alors rien ne pourra jamais plus nous séparer.

My Water HeartOù les histoires vivent. Découvrez maintenant