Chapitre 36 - Caliban

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Arabella me quitte.

Elle file le long de ce trottoir, un peu plus distante de seconde en seconde, et moi je reste planté là, maudissant mes larmes de brouiller ma vision. Puisque j'ai été incapable de la retenir, je voudrais au moins enregistrer cette dernière image d'elle dans mon esprit tant que je le peux encore avant de la perdre, elle qui est tout ce que j'ai toujours voulu. Elle à qui j'aurai tout donné, et qui glisse entre mes doigts comme une pluie d'automne.

Elle a quitté la maison de mes parents si soudainement... J'étais encore dans la cuisine quand elle a récupéré ses affaires dans l'entrée. D'abord, j'ai été pris au dépourvu, avant qu'une vague d'inquiétude ne s'abatte sur moi. Je n'ai plus pensé qu'à une chose : être là pour elle, et je me suis élancé à la suite.

Je ne suis pas aveugle : j'avais constaté son malaise pendant le repas. Elle était bien trop silencieuse par rapport à d'habitude, trop renfermée. Et au vu de l'étrangeté de la situation, je pouvais comprendre cette gêne. J'espérais juste qu'elle finirait par aller mieux... Je ne m'attendais pas à ce qu'elle explose ; pire, à ce qu'elle fasse exploser tout ce qui existait entre nous, alors que je ne ressens pour elle que de l'amour.

Trop, selon elle. Ce sont ses mots. Mais peut-on vraiment être trop amoureux ?

Cette question me hante alors que je m'assois à même le trottoir pour prendre ma tête entre mes mains. Arabella a disparu au bout de la rue, à présent, et je n'ai plus la force de rester debout, assailli par les bribes de ce qu'elle m'a dit. Qu'elle ne peut pas être mon rêve ; que mon amour m'a rendu aveugle. Ses mots, que mon cerveau me répète en boucle, m'étourdissent.

J'ai échoué. Tous les sentiments que j'éprouvais pour elle n'ont pas suffi à la garder près de moi. C'est même le contraire : ultimement, c'est eux qui l'ont décidée à s'éloigner. La douleur que ce constat me cause est plus déchirante que toutes celles que j'ai déjà endurées. Lorsqu'Arabella m'a rejeté après ma déclaration sur le ponton, à la soirée de rentrée des Zeta Beta Tau, j'ai déjà dû ramasser les morceaux de mon cœur brisé. Mais à l'époque, elle me connaissait mal ; aujourd'hui, c'est parce qu'elle me connaît trop bien qu'elle me quitte. Je voulais lui prouver que nous étions faits l'un pour l'autre ; ce qu'elle a vu, elle, c'est tout l'inverse.

De longues minutes s'écoulent. Je ne veux pas me relever. Affronter ma famille, accepter que ce qui s'est passé est bien réel. Qu'Arabella ne reviendra pas. Pourtant, le froid finit par m'atteindre à travers le fin tissu de ma chemise. Des tremblements me saisissent, plus seulement dus au chagrin.

Non, je ne veux pas rentrer. Mais je n'ai pas le choix : il faudra bien que je le fasse à un moment ou un autre. Alors, l'esprit engourdi, je finis par me redresser, et à revenir vers la maison, peinant à mettre un pied devant l'autre.

Mes parents, Dorian et Latisha sont réunis dans l'entrée, à m'attendre. Leurs regards se braquent sur moi dès que je les rejoins à l'intérieur. Je suppose que mon visage noyé de larmes suffit à leur faire comprendre l'essentiel de ce qui s'est passé.

— Oh, Caliban, mon chéri... s'exclame ma mère en s'approchant précipitamment de moi.

L'amertume s'empare de ma bouche. Je n'oublie pas ce qu'Arabella m'a dit avant de rompre : qu'elle s'est sentie rabaissée par mes parents pendant une bonne partie du repas. Et si elle a choisi de s'enfuir, c'est parce qu'elle a mal supporté les réflexions que mon père lui a faites lorsqu'il a discuté avec elle en tête-à-tête dans son bureau.

S'ils s'étaient montrés plus accueillants, l'histoire aurait-elle été différente ? Je ne peux m'empêcher d'imaginer qu'elle serait restée, juste un peu plus longtemps. Quelques semaines de plus, quelques jours, ou même quelques heures. Même si elle avait fini par se détacher de moi malgré tout, j'aurais pu la garder à mes côtés encore un peu plus, profiter de ce rêve dont elle ne voulait plus et dont, moi, j'étais si assoiffé.

— Merci de lui avoir fait sentir qu'elle n'était pas la bienvenue ici, je crache. Bravo, vous avez eu ce que vous vouliez. Elle ne reviendra pas.

— Comprends-nous, ce n'était pas une situation facile à gérer... tente ma mère.

— Tu l'avais choisie, et pour cette raison, nous n'allions pas lui fermer la porte, renchérit mon père. Mais nous étions très inquiets à l'idée qu'elle te fasse du mal. Manifestement, c'était justifié.

Je ne l'écoute plus. Déjà, j'ai pivoté pour filer vers l'escalier. Je suis incapable de faire face à mes parents plus longtemps. Pourquoi est-ce sur Arabella qu'ils ont décidé de faire peser leurs doutes, plutôt que sur moi ? Pourquoi m'ont-ils laissée l'inviter pour Thanksgiving, si c'était pour mal se comporter avec elle ensuite ? Je croyais que mon assurance qu'elle me rendait heureux leur suffisait. J'aurais dû me douter que ce ne serait pas le cas, que l'ombre de leur jugement planerait sur ce repas.

Une fois à l'étage, je referme la porte de ma chambre derrière moi et me recroqueville sur mon lit. Je suis épuisé, tout d'un coup. On dit que le temps guérit les blessures. Là, maintenant, je veux juste qu'il passe, pour me délivrer de mes tourments.

— Caliban ?

Dorian vient de toquer à ma porte. Je soupire et resserre un peu plus ma couette contre moi.

— Est-ce que tu as besoin de parler ? poursuit-il. Je suis là pour toi, tu sais.

— Va-t'en, je lui renvoie. Je veux juste être seul.

Je sais qu'il souhaite sincèrement m'aider. Mais je lui en veux, à lui aussi, même s'il n'a rien fait de mal. S'il n'était jamais sorti avec Arabella, la situation entre nous serait moins embrouillée ; et peut-être aurions-nous réussi à la sauver. Lui a eu la chance d'être avec elle simplement, sans qu'une masse de questions ne pèse sur leur couple. Et me voilà renvoyé à l'éternel même point : je l'envie.

Bien sûr, il est trop parfait pour s'offusquer de ma réaction.

— Pas de souci, m'assure-t-il. Si tu changes d'avis, n'hésite pas.

Ses pas s'éloignent dans le couloir. C'est moi qui lui ai dit de partir ; cependant, une vague de solitude me traverse tout de même. Je voudrais que quelqu'un me prenne dans ses bras, me dise que tout ira bien... J'hésite à appeler James, mais j'y renonce. Avant que je me mette avec Arabella, il m'a tant de fois mis en garde, conseillé de faire attention à moi... J'ai honte de constater qu'il avait raison de m'adresser ces avertissements.

Non, je n'ai personne pour m'aider à affronter cette souffrance, et il n'y a rien que je puisse faire pour l'apaiser. Alors je serre les dents, je laisse mes larmes couler, tandis que mon cœur fait naufrage une fois de plus.

My Water HeartOù les histoires vivent. Découvrez maintenant