Saint Georges

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  Ses dents s'enfoncèrent dans le cou du garçon et une chaude giclée de sang se répandit dans sa bouche. Il éprouva un immense sentiment de calme. Le brouhaha qui régnait jusque-là dans sa tête se tut. La tremblote qui agitait ses membres cessa. Les insupportables démangeaisons refluèrent. Il avait l'impression d'être en prise directe avec l'univers ou plutôt, à l'inverse, que l'univers était en prise directe avec lui. Tout en buvant, il leva les yeux vers les étoiles qui semblaient épeler un message à son intention. Si seulement il avait pu le lire. Il battit des paupières et se tendit. Son cerveau tambourinait à l'intérieur de sa boîte crânienne chauffée à blanc. Qu'essayaient-elles de lui dire ? Pas bon, ça. Pas bon du tout. Il ferma les yeux et se concentra sur le sang. Il avait le goût de la vie, un goût qui chassait tout le poison accumulé en lui, qui nettoyait ses vaisseaux et ses entrailles, qui allumait un million d'étoiles dans sa tête. Il frissonna de plaisir.

  Le garçon bougeait encore, tentant faiblement de se libérer de son étreinte, mais Saint Georges le tenait fermement. Sa soif étanchée, il le refilerait aux autres, ressemblés autour de lui. Dans le premier cercle, on retrouvait ceux qui l'accompagnaient depuis le début : ses lieutenants. Les autres demeuraient en retrait, dans une succession de cercles concentriques qui s'étendaient sur toute la surface du parc. Ils attendaient, sagement assis, le visage illuminé par le clair de lune. Tout autour, sillonnant les rues de la ville, son armée était en chasse. Peut-être que c'était ça que lui montraient les étoiles. Le ciel était une carte où chaque point lumineux représentait un de ses hommes. Lui, le plus scintillant de tous les astres, se trouvait au centre. Ils étaient tous interconnectés dans un réseau d'anneaux lumineux, tant et si bien qu'il chassait aux côtés de ses hommes et qu'eux se repaissaient avec lui.
  Ce soir, ils n'avaient trouvé que ce garçon. Mais il y en aurait d'autres. Il suffisait pour cela d'étendre la zone de recherche, de pousser plus loin, car à force de faire le vide autour d'eux...

  Il était toujours le premier à manger. Parfois il se contentait de boire le sang ; parfois il dévorait aussi la chair. Le mieux, c'était le sang. De l'énergie pure. Un courant électrique qui se répandait dans tous son corps et dans son cerveau, chassant du même coup la noirceur et le brouillard qui l'envahissaient. Le sang faisait également remonter les souvenirs. Tout lui revenait. Sa vie, là-haut, dans les étoiles, et puis la jungle, la traversée des mers, la quête d'un nouvel hôte et, finalement, l'implantation dans ce corps-ci.
  Ce corps.
  Cet homme.
  Greg... Greg Thorne. De chez Greg Boucherie Bio.
La viande, c'est la vie.
  C'était lui, Greg. Il fallait qu'il se mette bien ça dans le crâne. C'était comme se réveiller d'un doux rêve et le sentir qui vous échappe. Il avait été boucher. Il avait eu un enfant. Un garçon. Son fils. C'était quoi déjà... ?
  Le nom de son garçon ?
  Ça revenait pas. Pas bon.

  N'empêche, lui, c'était Greg. Il se souvenait au moins de ça. Il tenaillait avec les animaux. Il les tronçonnait, les dépeçait, les débitait, les désossait, les dépiautait. Les éviscérait. Oui, ça, il s'en souvenait bien. Il revoyait même distinctement les carcasses qui pendaient aux crochets, dans la chambre froide, derrière sa boutique. Des vaches, des moutons, des porcs, des poulets, des enfants. Des animaux et des enfants... Vraiment ? Avait-il toujours charcuté des enfants ? Ou est-ce que la vie était différente à l'époque ? C'était ça le problème avec le sang. Durant un bref instant, tout s'éclairait, comme si les mots s'inscrivaient en lettres de feu dans le ciel nocturne. Alors, il pouvait lire les messages. Et puis les nuages s'amoncelaient, la brume et le brouillard s'épaississait, la faim se faisait à nouveau sentir et la rage s'emparait de lui. Jamais il n'y aurait assez d'enfants pour apaiser sa faim.
  Déjà, les images s'estompaient. Il connaissait son nom, avant. Il se rappelait l'endroit. Les couteaux, les crochets, la peau...
  Froid. C'était un endroit froid.

  Il réfléchissait tellement qu'il en avait mal à la tête. Qu'allait-il faire ?
  Il desserra l'étreinte de ses mâchoires et baissa les yeux sur le garçon qu'il tenait dans ses bras. Celui-ci lui rendit son regard. Ses yeux étaient tristes. Papillonnants. Son corps tremblait. Comme un petit oiseau. Comme un poulet avant qu'on lui torde le cou.

- Liam ?

  Greg lui adressa un sourire.

- On devrait rentrer à la maison, dit-il. Sinon, on va rater le match. Y a notre équipe qui joue.

  Il ferma les yeux et entendit résonner les acclamations. Le bruit sourd d'un tir. Le coup de sifflet de la mi-temps...
  Son équipe allait gagner. Le match suivant se jouerait à l'extérieur. Ils allaient devoir faire le déplacement. En terrain ennemi. Il était capitaine. Il était général. Il était roi. Il était sain. Saint Georges. Et il allait terrasser le dragon.
  Avant cela, il lui faudrait rassembler son armée. Attendre. Attendre que d'autres arrivent. Il en venait de partout. Toujours plus. Une myriade d'étoiles étincelantes. Une nuée. Qui convergeaient inexorablement vers lui. Il les entendait qui l'appelaient, qui lui demandaient d'attendre. Ils arrivaient des quatre coins du monde. Et quand ils seraient tous là, quand il aurait rassemblé une telle force qu'elle en deviendrait invincible, ils se mettraient en marche.
  Ils passeraient à l'offensive. Contre l'ennemi. Les rapides. Les jeunes. Il fallait les rassembler comme un troupeau de moutons, puis les enfermer derrière une clôture comme un élevage de volailles. Et quand ils seraient prêts, ils le débarrasseraient de sa maladie. Elle changerait d'hôte et vivrait à travers eux.

  Il sentit le garçon bouger et ouvrit les yeux.
  En attendant que les conditions soient réunies, ils étaient comme ce gamin. Juste de la viande.
  Il lui brisa le cou et le jeta aux autres, qui se précipitèrent pour la curée.
  Cet enfant-là n'était rien, mais il y en avait d'autres qui étaient dangereux. C'était ceux-là qu'il fallait tuer. Les brillants. Ceux qui n'attrapaient pas la maladie, ceux dont le sang était fort. Jusqu'au plus puissant de tous. La petite étoile la plus scintillante de tout le ciel. Brille, brille...
  Celui-là possédait le pouvoir de la lumière. Il était fait de lumière. Il fallait le détruire. Et les autres aussi. Peut-être pas aussi puissants que lui, mais tout aussi dangereux.
  Tel était le message que les étoiles avaient envoyé à Saint Georges.
  Leur véritable message.
  Il savait ce qu'il devait faire.
  Prendre les enfants les plus mûrs et les préparer à recevoir l'hôte.
  Tuer le reste.
  Tuer la petite étoile scintillante.

  Il l'avait vue une fois. Au stade. Il l'avait eue à portée de main. Hélas, à l'époque, les étoiles ne lui avaient pas encore livré leur message. Et il l'avait laissé filer. Si seulement il avait su qu'un méchant petit dragon se cachait sous les traits de ce garçonnet !
  Cela n'arriverait plus. Il était Saint Georges et il allait terrasser le dragon. C'est comme ça que ça devait se passer, non ? Il connaissait l'histoire. Il était un héros. Un saint patron. Il était le Japon. Le pays se confondait avec lui. Son peuple venait à lui des quatre coin du royaume. Il allait monter sur le trône.
  Mais, d'abord, il fallait détruire le dragon.
  Il allait le débiter en quartiers de viande, tel un cochon, dans le sens de la longueur. Échine, côtes premières, travers, tripes. Il en ferait des saucisses ! Parce qu'au bout du compte, c'est tout ce qu'il était : un cochon.
  Même pas. Plus petit.
  Un agneau.
  Un gigot d'agneau.
  Oui.
  Il égorgerait l'agneau.

ENEMY Tome 4 : Les proies Où les histoires vivent. Découvrez maintenant