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  Aone prit une profonde inspiration. Il ne voulait plus de problèmes. Il avait prié pour que cette expédition ne se termine pas en catastrophe et n'avait aucune envie d'aller voir ce qui se trouvait de l'autre côté de la porte, mais de là à abandonner Lev...
  Il se précipita, franchit la porte et le découvrit, prêt au combat, face à deux personnes qui descendaient un escalier. Des vieux. Des vieux comme il n'en avait pas vus depuis bien longtemps.
  Deux femmes. L'une tenait une chandelle, en marchant d'un pas raide et droit. L'autre, toute petite et voûtée, l'air épouvanté, se cachait derrière la première tel un petit animal terrorisé.

- Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Lev. On les tue ?

- On attend.

  Les idées se bousculaient dans sa tête. Ces vielles femmes ne semblaient pas malades. Elles ne présentaient aucun des symptômes habituels - furoncles, kystes, grosseurs, plaies purulentes - et leurs vêtements étaient propres. Mieux, leurs yeux étaient pétillants. Elles ne paraissaient pas du tout représenter une menace.
  Sauf qu'elles n'étaient sans doute pas seules.
  Prudence. Il ne fallait pas faire d'erreur. Ne plus prendre de risques. Rouler sur les crevards, sur l'autoroute, avait été une grosse connerie. Dans un sens, c'était sa faute si l'un d'eux avait réussi à s'accrocher à la galerie et avait blessé Issei.

  Est-ce qu'il fallait tuer ces vieilles femmes ?
  Elles avaient l'air incroyablement âgées. Il n'avait pour ainsi dire jamais vu personne d'aussi vieux et d'aussi ridé. Même avant l'épidémie. D'un blanc vaporeux, leurs cheveux clairsemés révélaient avec une précision choquante les contours de leur boîte crânienne ; leur peau, fine et sèche, pendouillait sur leurs os et laissait transparaître les lignes gris-bleu des veines.
  Au pied de l'escalier, elles s'arrêtèrent, les yeux fixés sur les trois garçons.

- Aone, qu'est-ce qu'on fait ? demanda Lev.

- On les ratatine, murmura Kanji.

  Aone attendait, essayant de lire les intentions sur leur visage. Celle qui tenait le chandelier semblait plus vive, plus alerte. Ses prunelles étincelaient.
  Faire quelque chose. Dire quelque chose.

- Bonjour, finit-il par lancer, se sentant soudain totalement idiot. Je m'appelle Aone.

- Enchantée, Aone, répondit la femme qui tenait le chandelier. Je suis Amélia. Pardon pour la comédie à la porte. Je voulais juste avoir une chance de vous voir de près avant de vous parler. Et puis, les étrangers rendent ma sœur nerveuse.

- C'est trop zarbi.

- Je suis bien de ton avis.

- Je ne sais pas quoi dire, poursuivit Aone. Êtes-vous malade ? Vous êtes quoi, au juste ?

- Nous ne sommes pas malades, répondit Amélia. Seulement âgées. La maladie n'a pas daigné s'intéresser à nous. Sans doute n'en valions-nous pas la peine.

- Qui dit que nous pouvons vous faire confiance ? dit Lev.

- A-t-on l'air dangereuses ?

- Vous n'êtes peut-être pas seules.

- Pas peut-être, jeune homme. Pas peut-être.

  Lev se raidit. Kanji avança d'un pas en levant sa hache.

- Oh vous pouvez ranger ça, dit la vieille femme. Croyez-moi, vous n'en aurez pas besoin. Si vous voulez bien me suivre...

  Elle descendit les deux dernières marches de l'escalier, traversa le hall et s'avança vers une porte située à l'opposé du hall.

- C'est un piège, marmonna Kanji.

  Aone posa une main sur son épaule, l'encourageant à avancer.

- Dans ce cas, tenons-nous prêts...

  Amélia ouvrit le lourd battant, puis attendit les garçons sur le pas de la porte.

- Après vous, dit poliment Lev.

  Elle s'exécuta et les conduisit à l'intérieur. Cette pièce n'était pas aussi sombre que la précédente. Au contraire, un alignement de trois baies vitrées inondait la pièce de lumière. Brûlant dans l'âtre, un feu de cheminée ajoutait un halo orangé et douillet à l'atmosphère. Aone embrassa la pièce du regard.
  Ce n'était pas un piège.
  Clairement.
  Une vingtaine de personnes âgées, ridées et ratatinées, se tenaient là dans des fauteuils, devant des tables basses. Certaines alertes et attentives ; d'autres, le regard vide et la mâchoire pendante. Et même une ou deux qui semblaient totalement perdues dans leur monde et qui se balançaient d'avant en arrière en bavassant.

- Vous voyez, dit Amélia en soufflant la bougie.

  L'autre petite vieille continuait de s'accrocher à elle, visiblement sans comprendre ce qui se passait. Amélia lui caressa les cheveux avant d'ajouter :

- Je vous avais dit que nous n'étions pas seules. Mais nous sommes tous pareillement inoffensifs. Juste vieux.

  Un vieil homme s'était levé de son fauteuil et s'avançait vers eux. Voûté à l'extrême, il marchait à l'aide de deux cannes, ce qui lui restait de cheveux soigneusement peignés sur son crâne. Il portait un élégant blazer bleu marine rehaussé d'une pochette blanche, ainsi qu'une paire de lunette aux verres si épais que ses yeux en paraissaient démesurément globuleux.

- Bonjour, dit-il une fois parvenu à leur hauteur, en pivotant lentement pour regarder chacun des garçons. Quel bonheur d'avoir des visiteurs. Vous me permettrez de ne pas vous serrer la main, je risquerais de tomber.

  Il gloussa.

- Trop flippant, marmonna Lev. Ça fait plus d'un an que j'ai pas parlé à un adulte.

- Et moi donc, répondit l'homme. Je ne sais même plus à quand remonte ma dernière conversation avec un jeune. Ils nous laissent seuls ici. Ils nous ont abandonnés.

- C'est quoi, cet endroit ? demanda Kanji.

- Ça s'appelle les Hêtres, dit Amélia. Dans le temps, c'était ce qu'on appelait « une maison de vieux ». J'imagine que ça l'est encore. Une maison de très vieux. Et vous ? Qu'est-ce qui vous amène ?

  La situation était à ce point surréaliste qu'Aone en avait presque oublié le reste du groupe, qui attendait dehors et devait commencer à s'inquiéter.

- On a un blessé. Pourrait-on le transporter à l'intérieur ? Vous avez du matériel médical ?

- J'ai tout vu par la fenêtre, répondit la vieille femme. Je suis navrée. J'espère que ce n'est pas trop grave. Mais, oui, nous avons bel et bien quelque matériel médical, ainsi qu'une infirmerie, pas aussi bien approvisionnée qu'elle l'a été, bien sûr. Et il y a Norman, ici présent, qui a longtemps exercé la médecine.

- Il y a bien longtemps aussi que j'ai arrêté, répondit l'homme.

- Vous n'avez pas pu tout oublier ?

- Pas tout. À vrai dire, je me souviens plus de mon internat que de ce que j'ai pris au petit déjeuner ce matin.

- Allons, allons, Norman, vous savez parfaitement ce que vous avez mangé ce matin. La même chose que nous tous. Du porridge et du thé sucré.

- Qu'est-il arrivé à votre ami ? demanda Norman en tournant son regard de batracien vers Aone.

- Il a été mordu.

- Par l'un d'eux ?

- Oui.

- Tut-tut-tut, dit Norman. Dans ce cas, j'ai bien peur de ne pas pouvoir faire grand-chose. Enfin, je ferai de mon mieux... Mais je dois vous prévenir, le pauvre diable a peu de chances de s'en tirer. Qu'attendez-vous pour le transporter à l'intérieur ?

ENEMY Tome 4 : Les proies Où les histoires vivent. Découvrez maintenant