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  Lev observait la clôture d'un air interdit. Aone pestait. Inutile d'espérer passer par ici.
  Kanji abattit sa hache de toutes ses forces sur le grillage. Des étincelles jaillirent sous la lame, qui rebondit violemment sans endommager la clôture.

- Wow ! dit-il en se tournant vers les autres, un grand sourire aux lèvres. Vous avez vu ça ? Cool !

  Personne ne partageait son enthousiasme.
  L'endroit était totalement bouclé.

- Va falloir contourner, dit Aone d'une voix enrouée et grinçante. Y a forcément un passage. Restez groupés. Jusque-là, on s'en sort plutôt bien. Continuez comme ça. On va y arriver.

- T'as vu un peu les étincelles ? s'extasia encore Kanji.

- La ferme, répondit Aone en rebroussant chemin.

  Étirée sur toute la largeur du champ, une ligne d'adultes avançait vers eux d'un pas borné, débile, implacable. Aucun moyen de les raisonner. Aucun moyen de les arrêter. Aone avait beau être un guerrier hors pair, il ne pouvait pas les tuer tous.
  Aucune possibilité de fuite. Ils semblaient cernés de toute part. À croire que la lune rousse avait fait sortir tous les adultes du monde de leurs terriers.

  Lev aperçut une mère qui paraissait les commander. Elle était très grande, avec de longs cheveux bruns, raides, qui lui descendaient jusqu'à la taille. Elle avançait en titubant, légèrement en amont du reste de la meute, les bras raides, collés le long du corps. Elle avait un visage étroit et allongé, un nez comme un aileron et des yeux sombres et globuleux. Ceux-ci se posèrent sur Lev, ce qui le mit mal à l'aise. Durant un instant, il eut des picotements dans les doigts et son cerveau bourdonna. Il pensa qu'il allait défaillir, ou vomir, ou se figer sur place...
  Il n'était plus là.
  Il regardait un film.
  La grande femme venait.
  Une image sur un écran.

- Lev !

  Le cri de Kanji le ramena tout d'un coup à la réalité. Les autres avaient pris de l'avance. Il étouffa un juron et démarra au quart de tour pour les rattraper. Ils remontaient d'un pas pressé le long des arbres. Lev les vit s'arrêter une trentaine de mètres plus loin. Un angle. Et quoi derrière ?
  Encore des foutus adultes, sans aucun doute. Quoi d'autre ?
  Ceux qui se trouvaient dans le champ convergeraient tous dans la même direction, pour leur couper la route. Ils ne couraient pas, mais ils grouillaient de partout.

  Quand Lev passa l'angle, ses craintes furent confirmées : des adultes. Tout près. Une fois encore, ils allaient devoir se battre. Lev ne sentait plus son bras. Heureusement que son sabre n'était pas très lourd, car il ne pouvait pas s'arrêter un seul instant de ferrailler, le plus souvent en se servant de ses deux mains. Droite, gauche, droite, devant. Un quart de tour, puis un nouvel enchaînement de coups. Tranchante à faire peur, la lame du katana semblait capable de s'enfoncer dans à peu près n'importe quoi. Vêtements, peau, muscles, tendons, os. Il lança son bras et qui trancha net la main d'un père. Sans briser son élan, il envoya un grand coup de pied à l'entrejambe d'un autre et asséna un coup de coude à un troisième.

- Je vais pas pouvoir tenir..., marmonna Brooke d'une voix éraillée.

  La cherchant du regard, il la découvrit cernée par une bande de pères et de mères qu'elle tentait désespérément de faire reculer à l'aide de son épée. Ebenezer l'avait vue, lui aussi. Tous deux volèrent à son secours, repoussant frénétiquement les adultes jusqu'à libérer un peu d'espace autour d'elle. Non loin de là, Aone et Kanji continuaient de moissonner inlassablement. Lev regarda autour de lui. Tout n'était qu'adultes convergeant vers eux d'un pas lourd. Ils étaient coincés. La situation était sans issue, quand bien même la protection des bâtiments semblait à portée de main.

  Il éprouva une répugnante envie de lâcher son sabre et de baisser les bras. Arrêter de se battre. Advienne que pourra. De toute façon, à quoi bon ? S'ils venaient à bout de ceux-là, il en viendrait d'autres. Et d'autres encore. Encore et encore. Trop pour les tuer. Malgré cet élan défaitiste, quand il vit qu'Ebenezer était en péril, il bondit comme un diable en brandissant son katana. À peine l'avait-il secouru que Brooke était de nouveau encerclée.
  Ça n'en finirait donc jamais ?

  C'est alors qu'il aperçut des corps qui tombaient, là-bas, dans le champ, comme s'ils butaient sur un fil invisible. Comme des marionnettes dont on aurait soudain coupé les fils. Partout autour d'eux, les adultes s'effondraient. Des claquements sourds résonnaient dans la nuit. De grandes gifles. Des coups de fouet. Des tirs cinglaient l'air.
  Pour preuve, Lev ne tarda pas à apercevoir une flèche qui siffla un instant au-dessus du champ avant de se ficher dans la poitrine d'une mère. Et puis, une autre la toucha et elle s'effondra.
  À la faveur de ceux qui tombaient, Lev distingua des ombres sur sa gauche. Une unité de combat organisée. Forcément d'autres enfants. Des ordres claquaient. Toujours plus d'adultes s'écroulaient ; ceux qui restaient se mirent à errer dans tous les sens, en pleine confusion, ne sachant plus où donner de la tête.
  Pour la première fois de la nuit, Lev esquissa un sourire.
  Finalement, peut-être qu'ils allaient s'en sortir.

ENEMY Tome 4 : Les proies Où les histoires vivent. Découvrez maintenant