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  Natsu doutait d'avoir, un jour, couru aussi vite. Elle avait dévalé le flanc de la colline à toutes jambes, manquant de tomber à chaque foulée puis traversé le parc au sprint, en direction des bois. Ouvrant la voie, Scarface avait régulièrement retenu sa course pour qu'elle ne se laisse pas distancer, malgré ce que cela devait lui en coûter. Car il devait avoir une trouille bleue de perdre sa précieuse ferme, ses réserves, ses poulets, son feu, son lit, ses livres... Son monde.
  Elle remercia le ciel d'avoir fait toutes ces marches avec lui. Ses jambes n'en étaient que plus robustes. Pour autant, elle ne tarda pas à souffrir d'un point de côte. Elle cherchait son souffle. Sa tête palpitait. Comme si quelqu'un la frappait avec une pelle.
  Tout en courant, Natsu ne pouvait s'empêcher de repenser à cette masse grouillante d'adultes faisant tache d'huile dans la plaine, envahissant l'horizon, obscurcissant le monde. Rien ne pourrait les arrêter. Certainement pas les pièges de Scarface. Quand bien même il en aurait posé cinquante, ou cent. La seule chose qui penchait en leur faveur, c'était que l'armée se déplaçait laborieusement, en traînant les pieds, au rythme des plus lents soldats. À la jumelle, ils avaient paru plus proches qu'ils ne l'étaient en réalité. Il leur faudrait des heures pour couvrir la distance qui les séparait de la ferme. Mais ils finiraient par arriver. Et alors quoi ? Est-ce qu'ils encercleraient la ferme ou est-ce qu'ils passeraient tout droit en défonçant tout sur leur passage ?

  Qu'est-ce qu'il leur prenait de défiler ainsi ? Elle n'en avait jamais vu autant d'un coup. Elle enrageait de ne pas pouvoir en parler avec lui, d'être aussi prisonnière de ses pensées qui, faute de pouvoir s'exprimer, devenaient de plus en plus pessimistes.
  À l'orée du bois, Natsu jeta un coup d'œil derrière elle. Mais d'ici, on ne voyait rien. Juste la verte prairie, le ciel bleu terni de quelques cirrus filandreux et des oiseaux. Impossible d'imaginer ce qui se profilait à l'horizon.
  Ensuite, ils coururent à travers bois, leurs pieds martelaient lourdement le sol couvert d'humus. Natsu priait pour ne pas trébucher contre une racine. Bientôt, elle entendit de drôles de bruits, comme de longs cris plaintifs. Durant un instant, elle pensa qu'ils étaient peut-être d'origine humaine, avant de réaliser qu'il s'agissait des chiens. Ils étaient apeurés. Elle avait beau n'en voir aucun, elle sentait leur présence un peu partout dans le bois, si bien qu'elle ne pouvait pas dire précisément d'où venait le bruit. On aurait dit des loups dans un film de vampires. Elle savait à quel point Scarface se montrait prudent et circonspect avec eux. Ils lui faisaient peur. Donc si quelque chose les affolait eux, alors ça sentait mauvais. Très mauvais.

  Percevant du mouvement dans le sous-bois, Natsu frémit à l'idée que l'armée de mères et de pères les ait rattrapés. Pourtant, ce n'étaient pas des adultes, mais des enfants. Cinq. Qui détalaient avec la même énergie du désespoir que des lièvres poursuivis par une meute de chasse à courre. De fait, ils avançaient beaucoup plus vite qu'eux et, quand ils les dépassèrent dans un fracas de branches brisées et de bruissements de fourrés, Natsu eut l'occasion de voir leur mines hagardes et épouvantées. Étaient-ils terrorisés à cause de Scarface ou à cause de l'armée, face à laquelle, de toute évidence, ils se carapataient ? Très vite, ils disparurent. Natsu n'avait même pas eu le temps de leur lancer un cri.
  Scarface ralentit et s'arrêta. Il semblait pensif. Peiné, même. Se demandait-il s'il devait changer ses plans ? Abandonner la ferme et fuir ? Il pivota vers Natsu.

- Ça va, dit-elle. T'en fais pas pour moi. Il faut que tu sauves la ferme.

  Pour toute réponse, il la souleva de terre et la porta. De son bras gauche, en la serrant fort contre sa poitrine. Puis il se remit en route. Le paysage défilait plus vite que si elle avait couru elle-même. Ils sortirent des arbres en trombe, passant sans transition de l'ombre à la lumière aveuglante du soleil. Elle se contorsionna pour voir où ils allaient et là, de l'autre côté du champ, elle découvrit la ferme.
  Et des gens.
  Dans un premier temps, elle pensa à des adultes, avant de réaliser qu'il s'agissait des enfants qui les avaient dépassés dans le bois. Trois garçons et deux filles. Ils avançaient vers le portail. Les fils de détente.

- Non ! Non ! Arrêtez ! hurla Natsu d'une voix stridente. Il y a un piège ! Ne bougez pas !

  Les enfants firent volte-face et se figèrent, ne sachant que faire. Effrayés. Tétanisés. Natsu se demanda quel effet ça pouvait faire de voir ainsi débarquer l'étrange duo qu'elle formait avec Scarface.

- S'il vous plaît, cria-t-elle encore. Attendez. Tout va bien.

  Mais les enfants ne l'écoutaient pas. Ils criaient en montrant quelque chose du doigt, les yeux écarquillés de terreur, les bouches comme des trous noirs, une expression de pure panique sur le visage. Natsu se retourna pour regarder de nouveau par-dessus l'épaule de Scarface.

- Oh non...

  Les chiens accouraient vers eux ventre à terre.

ENEMY Tome 4 : Les proies Où les histoires vivent. Découvrez maintenant