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- J'veux pas y aller ! J'veux pas ! J'veux pas ! J'veux pas !

- Y a pas d'autre solution.

- Si..., sanglotait Natsu en tapant des deux poings contre la poitrine de Sakusa.

  Il grimaça, toussa, la laissa le frapper encore quelques instants, puis il lui saisit les poignets et l'immobilisa. De son bon œil, celui dont l'iris était entouré de petits vaisseaux écarlates, il la fusilla du regard.

- Tu ne peux pas rester ici.

- Qu'est-ce qui m'en empêche ?

  Ils étaient assis sur une des plates-formes construites à la cime des arbres. Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis qu'ils avaient quitté le trou. Natsu se revoyait ramper hors du terrier après avoir écouté l'histoire de Sakusa. Elle avait perdu toute notion du temps et aurait été parfaitement incapable de dire combien d'heures ils avaient passé là-dedans. Ça avait été un choc de retrouver le monde du dehors. Depuis, elle n'avait pas arrêté de dormir, ne se réveillant que lorsque son estomac criait famine. Jour après jour. Une vie rythmée par la succession des repas, chacun prenant un soin jaloux de l'autre malgré les rations qui diminuaient de façon inquiétante.
  Sakusa retrouvait peu à peu ses forces, et donc sa liberté de mouvement. Jusqu'à se sentir assez fort pour grimper aux arbres. Ce matin, il avait passé son temps à montrer à Natsu comment fabriquer des pièges et, comble de chance, ils avaient découvert un lièvre pris dans un de ceux déjà installés. La faim qui tenaillait Natsu avait eu raison de ses appréhensions et, une fois le lièvre rôti sur le feu, ils n'en avaient fait qu'une bouchée. Sakusa avait trouvé quelques pieds d'ambroisie qu'elle avait mangés avec bonheur.

  Ensuite, ils avaient grimpé ici, histoire de prendre de la hauteur, sans doute. Les rayons du soleil déclinant éclairait des teintes mordorées le vert tendre du feuillage qui les entourait. À travers la frondaison, ils apercevaient la cime des arbres qui se trouvaient dans les champs en contrebas. Tout était calme, paisible, serein. Pendant un long moment, ils restèrent assis là en silence, à profiter du paysage, heureux d'être encore en vie, heureux qu'intérieurement la beauté de la nature se substitue aux souvenirs des horreurs passées.
  Alors Sakusa avait tout gâché en annonçant à Natsu qu'il voulait l'emmener en ville. Une vive dispute avait aussitôt éclaté, chacun campant sur ses positions. Pour la centième fois, Natsu lui soutenait qu'elle n'irait pas.

- Pas question que je te quitte, dit-elle, la voix enrouée à force d'avoir crié.

- Qui a parlé de me quitter ? répliqua Sakusa. Au contraire, j'ai besoin de toi. Tu vas m'aider.

- Mais je croyais que tu ne voulais plus jamais vivre au contact des autres.

- Je n'ai pas le choix, Natsu. Bientôt, nous n'aurons plus rien à nous mettre sous la dent et je suis trop faible et trop boiteux pour chasser. On va aller à Bracknell.

- Là où est allé Isaac ?

- C'est ça, acquiesça Sakusa. Si tant est qu'il y soit arrivé, il nous fournira un précieux appui. Il te connaît, il me connaît, il sait que je ne suis pas dangereux.

- J'irai pas.

- Natsu, je suis responsable de toi maintenant. Je dois m'assurer que tu es en sécurité. Arrête de discuter. On y va. Un point c'est tout.

- Je te dis que non.

- Natsu... Si on reste, on mourra. Tu en as conscience ?

- Et si on va en ville, ce sera comme avant... Ils seront épouvantables avec toi. Tu crois que j'ai oublié ce que tu m'as dit ?

- Ce sera différent. Tout se passera bien, tu verras. Parce que je pourrai compter sur toi. Tu m'as prouvé que je pouvais faire confiance aux gens. Du moins à certains. Écoute, j'ai bien réfléchi. Il n'y a pas d'alternative. Il faut que je réintègre le monde. Je suis pas un animal. Je suis une personne. Ce sera une bonne chose, Natsu. Je veux le faire. Ce sera positif pour nous deux.

  Au fond d'elle, Natsu savait qu'il avait raison. À mesure que leurs réserves s'épuisaient, leur situation devenait plus précaire. Elle commençait à se sentir faible et vulnérable. Elle avait tout le temps froid. Et peur. Ils vivaient sous la menace constante d'une nouvelle attaque. Elle ne se sentait jamais tout à fait en sécurité, pas même quand ils étaient au fond du terrier. Jusqu'ici, tout s'était bien passé. Une ou deux meutes de chiens étaient bien venues tenter leur chance, mais Sakusa les avait chassées. Les chiens avaient une attitude ambiguë vis-à-vis de lui. Ils le craignaient tout autant qu'ils l'aimaient. Mais eux aussi avaient faim et, si l'occasion se présentait, nul doute que la perspective d'un bon repas prendrait le dessus. D'autant qu'en meute, les chiens retrouvaient leur instinct sauvage.

- Quand ? demanda-t-elle d'un ton lapidaire, les traits renfrognés, froissés, bourrus.

  Bougonronchon, comme l'appelait sa mère, pour la taquiner, lorsque Natsu faisait sa mauvaise tête. Ce qui ne faisait qu'aggraver sa morosité. Bougonronchon. Oui, en ce moment même, ça lui allait comme un gant.

- Demain, répondit Sakusa. Inutile d'attendre plus longtemps. J'ai repris assez de forces pour marcher. Et puis j'y pense depuis un bail... Avant même qu'on quitte la ferme. Il faut que tu retrouves les autres. Tu vas quand même pas rester coincée avec un laideron dans mon genre.

- T'es pas un laideron.

- Oh, j'suis pas Johnny Depp non plus !

  Natsu était bien forcée de l'admettre. En son for intérieur, il lui arrivait de sentir peser la solitude et l'ennui, deux sentiments encore accentués par le fait de ne penser qu'à une seule chose tout au long de la journée : manger.
  Ça, et la crainte d'être attaqués par les adultes.
  Quand bien même, jusqu'ici, ils n'en avaient vu aucun. Peut-être qu'ils étaient tous partis, envolés dans le sillage de la mère qu'elle avait vu marcher en tête de son armée d'affreux. Elle se demandait bien où ils allaient.

- T'as raison. J'suis pas une goule, dit Sakusa. Il faut que je retourne vivre avec mes semblables. De toute façon, tôt ou tard, il fallait bien que ça arrive. Si c'est pas moi qui vais vers eux, ce seront eux qui viendront me chercher. Donc, c'est bon, Natsu ? La discussion est close ? On peut arrêter de se prendre le bec maintenant ?

- Je crois que oui.

- Tu vois quand tu veux ! Tu verras. Tu finiras par admettre que t'as fait le bon choix.

ENEMY Tome 4 : Les proies Où les histoires vivent. Découvrez maintenant