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Brooke était désespérée. Malgré tous ses efforts pour remonter le fil des événements, elle n'arrivait pas à comprendre ce qui s'était passé. Assis à côté d'elle, Aone cherchait Kanji du regard dans la mêlée. Soudain, il avait laissé échapper un juron, bondi de son siège et s'était précipité dans l'arène.
Il était forcément là, quelque part. Elle éprouva enfin un vif soulagement. Oui, il était là. Aone aidait Kanji à quitter l'arène, repoussant à coups de hache tous les adultes qui s'approchaient d'un peu trop près.
Dès qu'ils arrivèrent à la barrière, Brooke descendit des gradins pour les accueillir. Kanji se tenait le bras en grommelant qu'il allait bien. Aone lui répétait de la fermer. Voyant comme il se contorsionnait pour franchir la barrière, Brooke mesura à quel point Kanji était handicapé. Il arrivait à peine à bouger son bras droit.
Ils retournèrent à leurs places, où Lev et Ebenezer les attendaient.

Brooke se retourna et jeta un œil à l'arène. Les trois derniers crevards à être encore debout, les plus vifs et les plus forts, longeaient la barrière en cherchant un moyen de fuir. Les gardes postées à l'extérieur se chargeaient de les repousser avec leurs lances. Certains gamins du premier rang leur donnaient des coups de pied en riant. Les gladiateurs attaquèrent en groupe, tous ensemble, ne laissant aucune chance aux adultes qui tombèrent comme des mouches, dans un tourbillon de lames étincelantes et de giclées de sang. Le champion du clan Sandhurst s'arrangea même pour finir en beauté : il abattit son bras armé sur la dernière mère encore en vie, lui tranchant la tête d'un coup.

- Que de la frime, marmonna Kanji en serrant les dents.

La clameur que poussa la foule fit trembler jusqu'aux fondations de la tribune principale. Le gars de Sandhurst se pavanait en tenant la tête de la mère par les cheveux et en répandant du sang partout. Les gardes entrèrent dans l'arène et commencèrent à retirer les cadavres.
Encore un magnifique après-midi de sport, pensa Brooke, même si elle savait que ce n'était pas tout à fait terminé.
Kita et quelques-uns de ses archers avaient suivi les combats, prêts à intervenir en cas de besoin. Il s'approcha du groupe d'Aone.

- Vous aviez déjà vu un truc pareil ?

Brooke pouvait voir qu'il avait des gouttelettes de sang collées au visage.

- Non, répondit-elle. Et, pour tout te dire, je tiens pas à renouveler l'expérience.

- Alors je te conseille de faire l'impasse sur la dernière épreuve, car ils ont gardé le meilleur pour la fin. C'est maintenant que les adultes les plus gros, les plus laids et les plus forts entrent en scène.

- De mieux en mieux, dit Kanji avec un sourire gourmand. À plus, Brooke...

Mais Brooke avait décidé de rester.

- Qu'est-ce que vous faites des corps ? demanda Lev tandis que deux enfants traînaient à l'écart un gros père en le tenant chacun par une jambe.

- Apparemment, y a un grand feu de joie ce soir, répondit Kita. Une belle fête, où on brûle de vrais gens.

- Charmant, commenta Brooke.

Il fallut un moment avant que tous les cadavres ne soient en enlevés et, pendant ce temps, les gladiateurs recevaient l'hommage de la foule. Beaucoup d'enfants leur jetaient des offrandes : des petits jouets en peluche, des bouts de tissu, des écharpe... Comme pouvait le constater Brooke, cet événement avait déjà ses propres rituels, que les enfants accomplissaient autant pour conjurer le sort que pour célébrer leur victoire sur l'ennemi : chasser les cauchemars et montrer que les crevards n'étaient pas invincibles, qu'il ne fallait pas en avoir peur.
Tandis qu'ils étaient assis, Josa s'approcha d'eux, son bébé dans les bras. Elle était seule. Sans aucun de ses gars. À la grande surprise de Brooke, elle offrit de serrer la main d'Aone.
Plus surprenant encore, Aone accepta la main tendue.

- Respect, lâcha-t-elle en le gratifiant d'un large sourire édenté.

Après quoi elle se tourna vers Kanji.

- On passe l'éponge, ok ? Je sais reconnaître une défaite. Si vous voulez, y a de la place chez nous. On a besoin de tueurs comme vous.

Aone secoua la tête. Il n'en croyait pas ses oreilles.

- Si vous aviez été un peu plus accueillants, on aurait peut-être pu l'envisager, dit-il.

- Bah, tu sais comment c'est, répondit Josa en haussant les épaules. Faut survivre. On fait confiance à personne. Et puis... je suis une joueuse dans l'âme.

- T'es une racaille, Josa, dit Aone, presque poliment.

- Hou, attention ! Je ne suis pas insensible à la flatterie, ironisa Josa. En tout cas, respect, mec. D'un guerrier à un autre.

- Tu t'excuses ?

- Peut-être.

- Va pour peut-être.

- Je faisais juste ce que j'avais à faire, poursuivit Josa. Ce que la vie m'a appris.

- Tu as protégé la vie des tiens. Tu les as conduits dans des temps difficiles. Je sais à quel point c'est dur. Souviens-toi juste de ce qu'Arno a dit : les adultes sont l'ennemi. Si on veut sortir quelque chose de positif de ce grand foutoir, on a pas d'autre choix que de travailler ensemble pour reconstruire.

- Tu penses que ça va arriver ? demanda Josa. Tu penses qu'on a nos chances ?

- Peut-être.

- Va pour peut-être.

- Sauf qu'avant ça, il faut arrêter cette armée.

- Quelle armée ?

- Celle qui est passée, l'autre nuit.

- C'est vrai que c'était du lourd ! On a dû se battre pour les empêcher d'entrer.

- Ils se regroupent en masse, mais j'ai un plan.

- Un homme avec un plan.

- Exact. La question c'est : est-ce que je peux compter sur toi pour m'aider ?

- C'est comme t'as dit, Bi-gueule, répondit Josa en regardant Aone droit dans les yeux. Peut-être.

Son bébé gigota au creux de ses bras et poussa un cri.

- Comment il s'appelle ? demanda Lev.

- Tyler, comme son papa, répondit Josa en enfonçant un doigt crasseux dans la bouche du nourrisson. Ça avait beau être un abruti de première, c'était son père. Il est mort depuis un petit moment déjà. Tué par Golden Girl. Comme vous pouvez le constater, on s'est jamais vraiment entendu avec les Himeji. D'ailleurs, j'espère que cette année ils vont perdre leur titre.

Sur ces mots, elle souleva le petit bras de son bébé et le fit saluer Aone et sa bande.

- Dis au revoir à ces braves gars, Tyler.

Brooke la regarda s'éloigner. Elle comprenait mieux maintenant. Arno était malin. Ces jeux avaient du sens. En fait, ils servaient de terrain neutre. Un moment et un lieu où les enfants pouvaient se rassembler et tenter de régler leurs comptes. Si pour cela il fallait sacrifier quelques crevards, qu'il en soit ainsi. Pas la peine de faire sa chochotte.
Comme disait Aone, c'étaient eux, l'ennemi.
Elle se demandait juste ce qui allait arriver à ceux qui restaient lors de l'épreuve finale.

ENEMY Tome 4 : Les proies Où les histoires vivent. Découvrez maintenant