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  Lev opina du chef.
  Jusqu'ici, il s'en était tiré. Personne n'avait remis remis en question sa conduite. Pourtant, il ne s'était retrouvé au volant d'une vraie voiture qu'une fois ou deux. L'essentiel de ce qu'il savait, il l'avait appris sur sa PlayStation : il s'était fait offrir un set de commande dernier cri avec siège baquet, volant, levier de vitesse et pédalier on ne peut plus réalistes. Qu'est-ce qu'il aurait aimé pouvoir encore y jouer !
  Les deux fois où il avait pris les commandes d'une vraie voiture, c'était en toute illégalité. Il avait un copain, Altan, qui était dingue de bagnoles et qui n'hésitait pas à en voler. Deux fois, il avait laissé Lev faire un essai. Juste l'aller-retour dans la rue, en fait. Mais un soir, Altan s'est tué en conduisant un scooter volé, ce qui avait refroidi les ardeurs de Lev.
  Il espérait que les autres n'avaient pas remarqué à quel point il conduisait mal. En tout cas, ils n'avaient rien dit, sans doute trop occupés à autre chose. Au moins, ils ne s'étaient pas pris un mur !

- Regarde-moi ces fumiers, dit Kanji en se penchant entre les deux sièges avant.

- Des crevards, hein ? dit Lev. C'est comme ça que vous les appelez ?

- Parce que c'est ce qu'ils sont, insista Kanji. Z'ont plus rien d'humain, juste des sacs de pus et de sang vicié.

- Crevards. Ouais... Ça me plaît.

  Il faut dire que ça leur allait plutôt bien. Un bon nom.
  D'autant que Lev allait devoir leur rouler dessus.
  Et il valait toujours mieux foncer dans une meute de crevards que dans une foule de gens. Ça, il n'était pas sûr qu'il aurait pu le faire. Ne jamais montrer qu'on avait des doutes. C'était ça, le jeu. Rester cool.
  Il jeta un œil dans le rétroviseur. Les mains plaquées sur les oreilles, Trio et Trey se balançaient d'avant en arrière sur leur siège en psalmodiant. Ils avaient essayé de les dissuader. Peut-être qu'ils auraient mieux fait de les écouter.
  Depuis le siège passager, Aone lui donnait des instructions... qu'il n'écoutait que d'une oreille.

- Pas trop vite pour garder le contrôle et ne pas abîmer la voiture... Pas trop lentement pour éviter que la foule se referme sur nous...

  Lev avait la gorge sèche, les mains moites. Il avait besoin d'un petit remontant. C'est alors qu'il se rappela le CD qu'il avait emporté. Des mois qu'il le gardait dans son sac à dos en prévision du moment où il aurait l'occasion de le réécouter. Il enfonça le bouton de la radio. Un sifflement de parasites résonna dans la voiture. Il sortit le CD de sa poche, ouvrit le boîtier, puis glissa le disque dans l'étroite fente. Après un silence, les premières mesures de « Crank That » par Soulja Boy Tell'Em jaillirent des haut-parleurs, emplissant l'habitacle. Magique.
  Aone demanda bien le silence, mais il était le seul. Les autres hurlaient de joie.
  Lev était prêt.
  Rester cool.

- On y va ! dit-il, et il enfonça la pédale de l'accélérateur.

  Les mères et les pères qui leur faisaient face avaient vu la voiture, bien sûr, mais c'est tout juste s'ils avaient réagi. Ils marchaient d'un pas obstiné vers un but connu d'eux seuls, eux aussi restaient cool. Concentrés. Ils avançaient, répondaient à l'appel, qu'importe la puissance des infrabasses qu'on leur opposait. En effet, il apparaissait de plus en plus clairement, à mesure que la voiture approchait d'eux, qu'ils n'allaient pas s'écarter du chemin.

  Un jour, sur YouTube, Lev avait vu une vidéo montrant une migration de crabes, sur une plage, quelque part. Ils étaient tout rouges et il y en avait des millions. Un truc de fou. Tout à coup, ils se mettaient en route et traversaient l'île de part en part, envahissant les routes, les jardins, les cours d'école, les champs, les forêts... Rien ne pouvait les arrêter. Pas même les voitures qui les écrabouillaient sous leurs roues. Ces crabes n'avaient pas choisi. Ils ne faisaient qu'obéir à leur instinct, qui leur commandait de passer à tel endroit précis.
  Ces adultes, ces crevards, étaient pareils.
  Plus la voiture approchait du premier rang et plus Lev retenait son souffle. Accélérer ou ralentir ? Les adultes étaient vraiment collés les uns aux autres. Une masse compacte.

- Je pense qu'y faut accélérer, dit Lev.

- Vas-y, répondit Aone, visiblement aussi tendu que lui.

- Ok, patron...

  Un petit peu plus vite. Une légère pression supplémentaire sur la pédale. Rien qu...

- Y en a trop ! cria Trio.

- Faut les écarter du chemin, dit Kanji.

- C'est l'idée, dit Lev en accélérant encore.

  La voiture prit de la vitesse et... Boum. Ils percutèrent le premier. Un père, qui valdingua sur le côté. Kanji poussa un cri de triomphe. Et puis, très vite, ils se retrouvèrent au centre de la mêlée. Ça cognait de partout. Derrière le premier rang, il y avait des jeunes, boum, boum, boum. La voiture se frayait un chemin à travers eux, labourait la foule. Et puis une mère s'effondra et la voiture fit un bond en lui passant dessus. Kanji poussa un nouveau hourra que Issei reprit en chœur.

- C'est de la folie, dit Lev. Y bougent pas d'un millimètre.

  La voiture était entièrement cernée, maintenant, et Lev avait finalement réussi à attirer l'attention des adultes. Voyant la voiture comme une menace, ceux-ci encerclaient le corps étranger, pressaient, tapaient aux carreaux, faisaient rempart.

- Plus vite, lança Ebenezer depuis la banquette arrière, mort de trouille.

  C'était pourtant un gamin courageux, mais, là, il était flippé.

- J'peux pas aller plus vite, répondit Lev. C'est comme avancer dans un bourbier, man. Ou dans un sous-bois.

- C'est du délire, dit Brooke. Faut se tirer d'ici.

  Sans blague, pensa Lev en lui jetant un coup d'œil dans le rétroviseur. Il avait beau essayer d'accélérer, cela ne faisait aucune différence. Ils étaient trop nombreux. Étalée sur le capot, une mère, les jambes nues et couvertes de croûtes, martelait le pare-brise des deux poings.
  D'autres adultes tentèrent de l'imiter. Lev tourna la tête. D'innombrables visages se pressaient contre les vitres latérales, montrant les dents et étalant leurs purulences contre les carreaux.
  Et puis la voiture se mit à tanguer de gauche à droite.
  Lev se rappela les émeutes. Ces reportages où l'on voyait des cars de police se faire secouer, puis renverser.

- Recule ! hurla Brooke. Lev, recule ! Fais marche arrière. On passera jamais. C'est de la folie.

  Lev ne se le fit pas dire deux fois. Il passa la marche arrière, appuya sur l'accélérateur, et... pas grand-chose.
  À l'intérieur du monospace, la tension était à son comble. Plus personne ne parlait. Chacun sentait que le piège risquait à tout instant de se refermer sur eux. Lev tourna le volume de l'autoradio à fond afin de couvrir les coups de poings, de têtes, de bottes et de Dieu sait quoi d'autres que les adultes portaient contre la carrosserie.
  Dans un ronflement de moteur, la voiture se mit à reculer lentement. De violents cahots secouaient ses occupants chaque fois qu'elle passait par-dessus un corps.
  Rester zen.
  Lev ne voyait rien par la vitre arrière, sinon un mur de corps qui bloquait entièrement la lumière. Les trois occupants de la banquette se contorsionnaient sur leur siège pour suivre la progression de la voiture, espérant enfin revoir la lumière du soleil, à la faveur d'une brèche dans cette barrière de chair.
  Soudain, Kanji n'y tint plus.

- Ras le cul de ce truc ! cria-t-il.

  Et avant que quiconque ait eu le temps de l'en empêcher, il ouvrit la portière et bondit dehors en brandissant la grosse hache qu'il tenait jusqu'ici entre ses genoux.

ENEMY Tome 4 : Les proies Où les histoires vivent. Découvrez maintenant