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  Les jours suivants se déroulèrent de la même manière. Se lever à l'aube. Nourrir la volaille. Nettoyer le poulailler. Vérifier les pièges. Suivre des pistes. Localiser les adultes.
  Les éliminer.
  Le plus souvent, ceux-ci se déplaçaient seuls ou à deux, rarement davantage. Chaque fois, Scarface s'arrangeait pour les prendre par surprise et les tuer tous, quasiment sans se faire voir et sans jamais être blessé. La plupart du temps, il profitait du fait qu'ils dormaient, cachés dans des bâtiments, pour se glisser à l'intérieur et faire ce qu'il avait à faire. Alors, Natsu l'attendait patiemment dehors, où elle rongeait son frein, priant pour qu'il n'y en ait pas d'autres alentour et faisant de son mieux pour ignorer les bruits que faisait Scarface en nettoyant le nid - les bruits de lutte, le fracas des choses qui tombent et se brisent, les grognements, jusqu'à ce qu'il reparaisse, couvert de sang.
  Mais il arrivait aussi que des adultes désorientés errent au hasard, en plein jour. De fait, chaque matin, de nouveaux épouvantails apparaissaient dans les champs et prenaient racine, les bras écartés. Un jour, Natsu avait vu un corbeau se poser sur la tête d'un père et lui picorer voracement le creux de l'oreille sans que celui-ci réagisse.

  Au hasard de leurs rondes, il arrivait qu'ils croisent un de ces épouvantails, que Scarface sabrait systématiquement. C'étaient les plus faciles.
  À force de sillonner les environs de la ferme, Natsu finit par bien connaître le coin. Il y avait un grand parc pas loin, où les arbres parfaitement alignés dessinaient de longues allées rectilignes, et que de nombreux étangs agrémentaient. Parfois, au loin, elle distinguait les contours d'une ville, dominée par un château (un vrai celui-là, pas un décor de parc d'attraction). Mais Scarface n'allait jamais par là. Il semblait vouloir éviter les villes et les maisons, sauf bien sûr quand il devait aller y dénicher des adultes.
  Natsu en conclut qu'ils n'étaient pas réellement à la campagne, du moins pas dans la campagne profonde. Il y avait des routes partout, qui sillonnaient les champs et les forêts, et que la nature faisait tout pour reconquérir. Mauvaises herbes et végétation envahissaient jusqu'à la plus infime anfractuosité dans l'asphalte.

  Malgré le sentiment de fatigue qui ne l'avait pas quittée durant toute cette période, elle s'était chaque jour fortifiée et était maintenant capable de supporter de longues marches sans que ses jambes menacent de se dérober sous elle. Au moins, avec Scarface, elle mangeait correctement. C'était la meilleure nourriture depuis qu'elle avait quitté Waitrose, des mois auparavant. Des œufs tous les jours. Parfois un poulet. Ou bien les animaux que Scarface chassait. Lapins, canards, pigeons. Parfois du poisson. Car il avait également posé des nasses et des filets un peu partout dans les étangs et les rivières. Sans compter les réserves entreposées dans une autre grange, à la ferme : de gros sacs de farine et de légumes secs, à côté d'une montagne de pomme de terre et d'oignons tressés pendus à des clous.
  Quand ils étaient dehors, il n'arrêtait pas de cueillir des baies et des feuilles de plantes sauvages. Le plus souvent, elles avaient un goût amer, mais Natsu les mâchait sans sourciller car elle avait conscience que c'était bon pour elle. Il fabriquait même une sorte de pain plat et dur.

  Natsu commençait à se demander si c'était comme cela que sa vie allait se dérouler dorénavant. Rien qu'elle et lui. Sans aucun contact avec d'autres enfants. Sans jamais pouvoir avoir une vraie conversation. Bah, après tout, ça aurait pu être pire. Au moins, elle se sentait en sécurité avec ce bon vieil Arrache-gueule. Il assurait. Pour lui et pour elle. Néanmoins, elle passait le plus clair de son temps à s'ennuyer et à souffrir de la solitude. Elle se remontait le moral en lisant quelques livres pris sur les étagères. Lui, en revanche, elle ne l'avait jamais vu lire. Tout ce qu'il faisait, c'était s'asseoir dans un coin et regarder le vide pendant des heures.
  Et puis, un jour, ils virent d'autres enfants.
  Natsu et Scarface rentraient bredouilles d'une chasse au crevard. Ils n'avaient pas croisé un seul adulte de la journée, pas même un épouvantail. Leur traque les avait menés loin de la ferme, la nuit commençait à tomber, aussi Scarface avait-il fini par décider qu'il valait mieux rentrer. Natsu avait hâte d'être de retour à la ferme car il y avait toujours quelque chose de chaud qui les attendait, généralement de la soupe. Scarface cuisait sans cesse des carcasses de poulet pour préparer bouillons et potages. Natsu se voyait déjà bien au chaud près du feu, un bol de soupe au creux des mains, regardant la fumée qui s'échappait par le trou dans le toit. Un peu comme quand sa mère lui préparait un chocolat chaud, à son retour de l'école, au cœur de l'hiver. 

  Portée par ces pensées, elle avançait d'un pas déterminé, insensible à la fatigue. Ils étaient presque à l'orée du bois quand, soudain, Scarface se figea. Un pied en l'air, il s'était comme statufié. Il demeura ainsi un moment, une main sur la poitrine de Natsu pour l'empêcher de bouger. Ensuite, sans crier gare, il s'aplatit sur le sol en l'attirant avec lui. Ils restèrent allongés quelques instants, épiant les alentours, abrités derrière un massif de fougères brunâtres.
  Au début, Natsu ne distinguait rien. Elle n'avait même pas idée de ce qu'elle était censée chercher. Des adultes, sans doute. Pourtant, elle n'avait jamais vu Scarface se comporter de la sorte.
  Et puis elle les vit.
  Un groupe d'enfants qui avançaient à grands pas à travers champ, en longeant la forêt. Ils portaient des lances et des gourdins, nonchalamment rabattus sur leurs épaules. Ils marchaient en riant et en plaisantant, l'un d'eux s'amusait à faucher les hautes herbes avec son épée. Ils faisaient penser à une bande de gamins revenant d'un entraînement de sport.
  Voulant les appeler, Natsu releva la tête et prit une profonde inspiration. Sauf que Scarface plaqua aussitôt une main sur sa bouche et la cloua au sol.
Tu fais quoi, là ? aurait-elle voulu dire. Elle se débattait, mais c'était inutile, il était bien trop fort pour elle. Elle pouvait à peine lever le petit doigt.
Mais qu'est-ce que tu fais ? Ce sont des enfants. Rien que des enfants. Je peux aller avec eux !
  Et puis elle se rappela qui était Scarface. À quoi il ressemblait. Ils auraient sans aucun doute essayé de le tuer. Alors qu'il n'était qu'un...
  Un quoi, au fait ?

  En tout cas, pas un ennemi. S'il avait voulu, il aurait pu la tuer cent fois. Au lieu de ça, il veillait sur elle. Au prix de quelques efforts, elle parvint à se libérer de son étreinte et elle lui tapa sur le bras pour attirer son attention. Elle le dévisageait, essayant de faire abstraction de son œil mutilé, celui qui était en permanence injecté de sang et cerné de cicatrices. Du regard, elle essaya de lui dire que tout allait bien, qu'elle n'allait pas hurler, qu'il pouvait retirer sa grosse main moite couverte de cals et d'entailles. Mais il ne relâchait pas l'étreinte. Il ne voulait courir aucun risque. Il attendit donc que les enfants aient totalement disparu pour la libérer.

- J'aurais rien fait, se défendit Natsu. En tout cas, pas après y avoir réfléchi. Je t'aurais pas balancé. Tu es gentil avec moi.

  Pourtant, tout en prononçant ces mots, elle ne pouvait s'empêcher de s'imaginer courant à travers les hautes herbes pour rejoindre les enfants. Elle aurait temps aimé partir avec eux. Scarface n'était pas son ami. C'était un monstre. Un horrible phénomène de foire. Elle ne supportait pas l'idée de devoir passer le reste de sa vie avec lui, de devoir se coltiner jour après jour son visage hideux. Elle se mit à pleurer. Il la regarda d'un air triste en penchant la tête de côté, tel un chien, avant de se lever et de lui tourner le dos, le regard perdu dans les sombres profondeurs de la forêt.

- Je suis désolée, soupira Natsu en reniflant bruyamment. Tu dois penser que je suis un bébé.

  Pour toute réponse, il haussa les épaules puis il retira son sac à dos et s'accroupit sur le sol devant elle, l'invitant à grimper. À mi-chemin de la maison, elle arrêta de pleurer et fit le vide dans son esprit, essayant de se persuader qu'elle n'avait jamais vu les autres enfants, que ce n'était qu'un mirage, que la vie était exactement comme ce matin.

  Ce soir-là, tandis qu'ils avalaient leur bol de bouillon de poule en regardant les braises rougeoyer sous la cendre de l'âtre, elle s'autorisa enfin à repenser à l'événement du jour. Au moins, maintenant, elle savait qu'elle n'était pas seule, qu'il y avait d'autres enfants dans les environs, pas uniquement des adultes. Il devait y avoir d'autres fermes. D'autres endroits sûrs. Tout n'était donc pas perdu. Elle allait attendre, peut-être même échafauder un plan pour s'évader, dès qu'elle saurait où les enfants se cachaient. Enfin quelque chose à quoi se raccrocher. Imaginer un plan. Poursuivre un projet. Quand bien même elle n'en ferait rien et que tout ceci resterait au stage du vœu pieux, l'idée était, en soi, un remède contre l'ennui. Le soir, dans son lit, elle pouvait au moins rêver à un avenir meilleur.

  Son seul regret, c'était de ne pas les avoir mieux vus, de ne pas leur avoir parlé. Ne serait-ce que cinq minutes. Allez, une.
  Dans sa soupe, elle trouva un bréchet de poulet, ce fameux os en forme de V auquel on prête le pouvoir d'exaucer les vœux. Elle le prit, suça les morceaux de chair qui y étaient encore attachés puis, profitant que Scarface ne regardait pas, elle le cacha derrière son dos et le brisa. De tout son cœur, elle fit le vœu de revoir très vite d'autres enfants.
  Le lendemain, son vœu était exaucé.
  Mais comme toutes les bonnes choses, il s'accompagnait de son pendant nocif.
  Nocif, vénéneux et pestilentiel.

ENEMY Tome 4 : Les proies Où les histoires vivent. Découvrez maintenant