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Une crise de folie meurtrière, voilà à quoi s'apparentait ce qu'Aone était en train de vivre. Il avait débranché la prise de son cerveau rationnel pour se retirer dans un coin sombre, là où il pouvait laisser libre cours à son côté animal. Il était pourtant conscient que quelque chose se passait. Le rythme du combat avait changé. Les crevards perdaient du terrain. Aone et les siens n'étaient plus seuls. Des flèches volaient.
Il pivota dans la direction d'où elles venaient.
Un groupe d'archers avançait vers eux, précédés par quelques garçons et filles, plus petits et plus véloces, qui couraient en amont du peloton, ramassant les flèches tombées au sol et retirant celles plantées dans les cadavres.

- Par ici ! Venez ! leur cria un garçon qui portait un blouson en cuir.

Grand, mince, le visage encerclé de cheveux gris, le teint pâle, il semblait en charge du groupe. Aone se dirigea mécaniquement vers lui.

- On y va ! cria-t-il à son équipe d'une voix raclant douloureusement dans sa gorge desséchée.

Ils se remirent à courir, envoyant bouler d'un coup d'épaule les adultes qui se trouvaient sur leur route. Aone s'abstint de vérifier si les autres suivaient le mouvement, persuadé que c'était le cas. Comme s'il avait lu dans ses pensées, Kanji se porta à sa hauteur. Il fallait toujours qu'il soit devant.

- Hé, on dirait que les enfants du coin ne sont pas tous des enfoirés, cria-t-il.

Aone resta muet. Pas envie de parler. Il s'en fichait. La lune rousse était dans le ciel et dans son cœur.
Les nouveaux venus étaient une vingtaine, sans compter les plus jeunes qui continuaient de cavaler pour ramasser les flèches, trop rapides pour que les adultes puissent espérer les attraper. De leur côté, les archers enchaînaient les tirs, faisant pleuvoir sur l'ennemi un flot continu de pointes.

- Abritez-vous derrière nous, cria le garçon qui commandait l'escadron.

Aone s'exécuta sans un mot et vérifia que les quatre membres de son équipe étaient sains et saufs. Il repéra Kanji, puis Brooke, Ebenezer et enfin Lev qui fermait la marche. Il avançait d'un pas alerte, fringuant, le regard un brin halluciné, et riait de façon compulsive.
Sauvé.
De son côté, Aone aurait aimé ressentir autre chose qu'un grand vide.

- Quand je dirai de courir, on court, dit le garçon.

- Courir où ? haleta Brooke, pliée en deux, les mains sur les cuisses.

Elle peinait à reprendre son souffle.

- Contentez-vous de nous suivre, répondit le garçon. Parce que pour info, là, c'est juste l'arrière-garde de l'armée d'adultes. Mais si on se débrouille bien, on réussira à leur échapper. Prêts ?

- C'est parti, grogna Aone.

- Maintenant ! cria le garçon. Courez !

Les archers tournèrent les talons et se mirent à courir, contournant les bâtiments, avant de passer un portail grand ouvert et de filer dans un champ où seuls quelques adultes étaient éparpillés, dont une ou deux sentinelles statufiées. Les enfants galopaient dans les hautes herbes. Aone et ses compagnons avaient beau être épuisés, quelque chose leur insufflait la force de tenir et, même, de rester en tête du peloton. Les archers traversèrent le champ et s'engagèrent sur une route asphaltée. Ils semblaient savoir exactement où ils allaient. Ils accélèrent encore l'allure.
Sous l'effet de la chaleur de son corps, le sang qui maculait Aone commençait à sécher. Désagréable sensation. Ça le démangeait partout. Une croûte se formait sur ses vêtements.

Après avoir couru sur la route pendant ce qui leur parut un bon quart d'heure, les archers bifurquèrent et s'engouffrèrent dans un champ clôturé et en pente qu'ils entreprirent de gravir. Ils n'avaient pas croisé un seul crevard depuis un moment. Au sommet de la colline, ils bénéficieraient d'un bon point d'observation. D'autant qu'en haut, il y avait un bosquet d'arbres. À peine arrivés, trois archers déposèrent leurs armes et y grimpèrent pour prendre encore un peu plus de hauteur et avoir une meilleure vue. Le reste du groupe, épuisé, se laissa tomber par terre et profita d'un moment de répit. Aone les imita de bon gré. Resté debout, le garçon qui commandait parcourait méthodiquement du regard la campagne plongée dans la nuit.

Aone regarda dans la direction d'où ils venaient. Il devinait à peine le toit de l'usine. Plus une tache noire qui s'étendait sur le sol. Tache qui aurait aussi bien pu correspondre à la nuée de crevards qu'à l'ombre des nuages passant devant la lune, qui était toujours d'une inquiétante couleur rouge.
Aone prenait pleinement conscience de son corps, maintenant. Son cœur battait à tout rompre. Il avait mal à la tête. Mal aux bras. Mal aux jambes. Mal à la poitrine, qui se soulevait à un rythme d'enfer, ses poumons brûlant d'acide lactique. Pour autant qu'il pouvait en juger, il ne souffrait d'aucune nouvelle blessure. Ils avaient eu de la chance. Si ces archers n'avaient pas débarqué, à cette heure, ils seraient sans doute tous morts. Ils n'auraient pas tenu encore bien longtemps.

Il jeta un œil à sa bande, affalée dans l'herbe, exténuée, vidée. D'une pâleur presque inquiétante, Brooke avait l'air hantée. Ebenezer psalmodiait dans sa barbe en serrant dans sa main le crucifix qu'il avait autour du cou. Kanji avait le visage barré par un grand sourire d'ivrogne, tandis que Lev, aussi étonnant que cela puisse paraître, semblait avoir retrouvé son flegme habituel. Il était assis, adossé à un tronc d'arbre, tranquille.
Après s'être remis sur ses jambes raides, Aone alla trouver le grand gars au teint blafard, occupé à scruter l'horizon à l'aide de jumelles.

- Merci, dit-il.

- De rien. C'est un pur hasard si on est tombés sur vous.

Il avait un accent poli, très classe moyenne. Les deux venaient sûrement du même milieu social.

- Vous faisiez quoi par ici ? demanda-t-il.

- On était en maraude. Et puis, sur le chemin du retour, on est tombés sur ceux-là, qui marchaient devant nous, répondit le garçon en esquissant un vague geste en direction des fabriques. Dieu seul sait d'où ils débarquent et où ils vont. Une chose est sûre, c'est qu'on a essayé pendant des heures de les contourner. D'ici, ça va faire une sacré trotte pour rentrer à la maison.

- C'est où, la maison, pour vous ?

- Ascot. Et vous ?

- Tokyo.

- La vache ! Alors vous, question détour, vous y allez fort.

- On cherche quelqu'un.

- Je vous souhaite bien du courage, répondit le garçon avec une pointe de sarcasme.

Aone était sur le point de lui poser d'autres questions quand Brooke l'interpella et lui demanda de venir. Il s'approcha et se laissa tomber à son côté. Elle le prit par la taille et se serra contre lui. Elle tremblait comme une feuille.

- Ça va ? demanda-t-il en connaissant déjà la réponse.

- Plus jamais je veux revivre une chose pareille.

- Avec un peu de chance, ça n'arrivera pas.

- Aone, ils vont tous à Tokyo ?

- Peut-être.

- Arrête de me mentir. Tu sais que c'est vrai. Surtout que tu as déjà assisté au même phénomène. C'est toi qui me l'as dit. Tous ces crevards qui passaient devant Saint-Paul et qui se rassemblaient dans le centre-ville. Donc, contrairement à ce que tu dis, ça arrivera. Faut qu'on y retourne, Aone. Ils sont trop nombreux.

- T'inquiète, dit-il en la prenant dans ses bras. On va rentrer à la maison. Mais pas ce soir.

Au contact de ses vêtements détrempés, le sang séché dont Aone était couvert déteint sur elle. Bientôt, elle fut aussi rouge que lui. Au moins, ce n'était pas le leur. Ni l'un ni l'autre n'était blessé. Aone n'en était pas moins assommé de fatigue, comme anesthésié, totalement incapable de se projeter plus de dix secondes dans l'avenir, encore moins de penser à un plan.
Finalement, c'est le plan qui s'imposa à lui.

- Ok, cria le chef. Il semblerait que la voie soit enfin libre. On va y aller. Et sans mollir, parce qu'on a de la route à faire.

ENEMY Tome 4 : Les proies Où les histoires vivent. Découvrez maintenant