ENEMY Tome 4 : Les proies

46.

  Aone avait parfaitement conscience des heures qui s'égrenaient et du jour qui déclinait. La sensation de perdre son temps n'en était que plus vive. Il aurait dû se trouver à Tokyo et non ici, à brasser de l'air. Brooke avait raison. Il fallait qu'ils arrêtent l'armée de Saint Georges. Il était bien tenté de reprendre la route et de rentrer en ville. De dire à Shōyō qu'il avait essayé... et échoué.
  Il décida que ce serait leur ultime tentative. Si les gamins d'ici ne leur étaient d'aucune aide, il serait temps de mettre cap à l'est et non à l'ouest.

  Le soleil suivait imperturbablement sa course dans le ciel. N'y tenant plus, Kanji et Ebenezer étaient sortis de la voiture pour se dégourdir les jambes. Dans les hautes herbes au pied de la clôture, ils avaient trouvé une vieille balle de tennis qu'ils s'amusaient à se lancer en augmentant graduellement la distance entre eux. Lev avait fini par vraiment s'endormir. Aone était donc allé s'installer à l'arrière de la voiture, à côté de Brooke.
  C'était pour ainsi dire la première fois qu'ils se retrouvaient seuls tous les deux depuis qu'Aone était arrivé au musée. L'opportunité de prendre des nouvelles l'un de l'autre était trop belle. Et puis, au pire, ça passerait le temps. Ils prirent donc le temps de se raconter ce qu'ils avaient traversé durant l'année écoulée, les bons comme les mauvais moments. Brooke avait beaucoup changé. Elle avait mûri. Elle avait toujours été finaude et futée, mais loin d'être raisonnable. Ici, dans cette voiture, seuls, sans personne pour compter les points, elle parla ouvertement de sa vie, avec une honnêteté qui alla droit au cœur d'Aone.

  Celui-ci, peut-être pour ne pas gâcher la magie du moment, essayait de préserver une certaine légèreté à la discussion, se gardant d'évoquer les épisodes les plus sombres de l'année passée. Il ne voulait pas qu'elle sache comme lui aussi avait changé. En fait, il lui semblait que ce qu'elle avait gagné, lui l'avait perdu. Elle était devenue plus humaine, lui moins. Il était devenu plus dur et plus cynique. Pour le monde extérieur, il était ce bon vieil Aone, un gars sérieux et gentil. Intérieurement...
  Il avait parfois l'impression d'être mort quelque part en chemin et de ne revenir à la vie que lorsqu'il avait son épée à la main. Était-ce la raison pour laquelle il poursuivait cette quête insensée ? Pour prouver qu'il avait encore un cœur ?

  Finalement, ils en vinrent à ce qui était arrivé à Yaku et à Courtney. Pour la première fois, Brooke raconta en détails ce qui s'était passé lors du terrible accrochage au métro Green Park. Aone sentit une bile acide lui remonter jusqu'aux papilles. Il aurait temps voulu être là pour réduire ces pourris en bouillie.
  À l'évocation du souvenir de Courtney et de Yaku, Brooke ne put retenir ses larmes. Aone la prit par l'épaule et la serra contre lui, mais ses yeux restaient secs. Depuis la mort de Jack et Bam, ses meilleurs amis.
  Il se souvenait encore du crevard qui avait commis cette abomination. Jamais il ne l'oublierait. Greg le boucher, le chauffeur du bus qui les avait secourus à Rowhurst et qui les avait conduits à Tokyo. Le bus où il avait rencontré Brooke pour la première fois. Greg avait prétendu qu'il ne pouvait pas tomber malade, avant de tuer son propre fils et de...
  Enflure...

  Aone aurait donné n'importe quoi pour l'avoir à nouveau devant lui. Le crever. Pourtant, il fallait se rendre à l'évidence, cela n'arriverait pas. Ça faisait trop longtemps. Greg était sans doute mort depuis un bail...
  Un choc retentit contre le flanc de la voiture, ramenant brutalement Aone à la réalité. Tournant la tête, il découvrit une grosse éclaboussure sur le carreau et, en arrière-plan, Kanji et Ebenezer qui se fendaient la poire. L'un d'eux avait dû lancer la balle contre la voiture.
  Les sales gosses.
  Aone était sur le point de leur répondre par un commentaire paternaliste du genre « Vous voulez casser une vitre, ou quoi ! » quand il comprit que Kanji essayait d'attirer son attention. Aone porta son regard dans la direction que le grand gaillard lui indiquait.