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- Tu vas pas me laisser, hein, Brooke ? Tu vas pas m'abandonner ?

- Bien sûr que non. Je suis avec toi.

  Issei était allongé dans le lit paré de draps immaculés d'une chambre aseptisée. Aone n'avait pas vu de blanc aussi éclatant et d'endroit aussi propre depuis des lustres. Cela semblait tout droit sorti d'un rêve. Un rêve de l'ancien temps. Norman - Dr Norman Hunter, pour être précis - était assis au chevet d'Issei. Il avait nettoyé la plaie et fait de son mieux pour refermer les chairs, après quoi il avait bandé la blessure et enfoncé un thermomètre dans la bouche de son patient. Il attendait le verdict en frottant l'une contre l'autre ses mains desséchées. Le vieux toubib semblait fatigué, ses paupières donnaient l'impression de vouloir se fermer toutes seules derrière ses épaisses lunettes. Aone savait que c'était moche. Il l'avait lu sur le visage de Norman lorsque celui-ci avait examiné la blessure. Pour avoir une chance de s'en sortir, Issei aurait eu besoin d'un hôpital, de médicaments puissants ainsi que d'un bloc opératoire digne de ce nom.

  Assise de l'autre côté du lit, Brooke couvait la main d'Issei au creux de la sienne. Ebenezer se tenait près de la fenêtre, sans trop savoir ni quoi dire ni quoi faire.
  Kanji, Lev et Trinité attendaient au rez-de-chaussée, dans la pièce vide près de l'entrée. Debout au pied du lit, sa sœur toujours collée à ses basques, Amélia interrogea Norman du regard, qui lui répondit par une moue dubitative.
  Amélia marmonna un petit « hum ! », puis s'approcha d'Aone qui faisait le pied de grue dans l'encadrement de la porte.

- On ne peut rien faire de plus pour l'instant, dit-elle en lui effleurant la poitrine du bout des doigts. Nous gênons plus qu'autre chose. Je propose que nous redescendions. Nous avons tant de choses à nous dire.

  Quand Aone entra à sa suite dans la pièce de devant, Trinité et les autres la regardèrent comme si elle débarquait d'une autre planète. Ils avaient encore du mal à se faire à l'idée qu'un adulte ait pu être épargnée par la maladie. Le regard qu'elle leur rendit n'était pas moins éberlué. C'était bizarre pour tout le monde, surtout et y compris pour la petite compagne d'Amélia qui, terrorisée, se recroquevillait derrière elle afin de se protéger des enfants.
  Après avoir redonné forme à deux coussins, Amélia prit place dans un sofa avec un soupir las, son double éthéré s'asseyant tout près d'elle, cramponnée à sa main.

- J'imagine que vous vous posez mille questions, dit-elle. Si cela peut vous rassurer, nous aussi. (Elle leva les yeux vers Trinité.) En particulier sur vous deux, mes chers enfants, qui m'intriguez grandement. Mais chaque chose en son temps. Voulez-vous que je commence ?

- Volontiers, dit Aone.

- Bien. Mon nom est Amélia Dropmore et voici ma petite sœur, Dorothy. Elle a quatre-vingt-sept ans et moi quatre-vingt-douze. Ne faites pas attention à elle. Elle est retombée en enfance. Alzheimer. Voilà douze ans qu'elle est atteinte de « démence sénile », comme disent poétiquement les médecins. Dans un sens, pour elle, c'est une bénédiction, puisqu'elle n'a aucune idée de ce qui se passe. Son cerveau est bloqué dans le passé. Elle pense que l'on est dans les années dix-neuf cent trente, qu'elle est une petite fille et que, bien entendu, aucune épidémie n'a frappé le monde...
  » Pour ma part, je ne suis pas atteinte de démence. Quand l'épidémie s'est déclarée, cela faisait déjà huit ans que Dorothy vivait ici. Donc, comme vous pouvez l'imaginer, même si je vivais chez moi, je connaissais très bien l'endroit, car je lui rendais visite dès que j'en avais l'occasion. Comme tout le monde, je pensais que ça s'arrêterait là, que la Terre continuerait de tourner comme elle l'avait toujours fait, que Dorothy et moi allions vieillir et que, très bientôt, l'une d'entre nous mourrait, suivie de près par l'autre. Pas de quoi en faire un foin. Juste une lente extinction des feux.

ENEMY Tome 4 : Les proies Où les histoires vivent. Découvrez maintenant