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  Natsu n'aurait su dire quelle distance ils avaient parcourue à pied, cette nuit-là, mais ça lui avait paru des kilomètres et des kilomètres. Par moments, ils avaient marché sur la route, à d'autres, à travers champs, et même, pendant quelques temps, à travers bois. De toute évidence, Scarface savait où il allait. Natsu suivait, quelques pas derrière lui. Elle regardait son dos, fixait des yeux le logo sur le sac qu'il portait. Nike. Un adulte avec un sac Nike. Elle fut rapidement fatiguée. Elle avait mal aux pieds, aux jambes, elle avait sommeil et sa gorge était douloureuse à force de retenir ses larmes.
  Finalement, n'y tenant plus, elle s'arrêta et se laissa tomber par terre.

- J'en peux plus. Je suis fatiguée. J'sais pas où on va. J'sais pas ce que vous attendez de moi. Je bouge plus !

  Scarface s'arrêta et pivota vers elle. Puis il rebroussa chemin jusqu'à l'endroit où elle était assise, s'accroupit et la dévisagea longuement.
  La vision de son visage la dérangeait, aussi n'était-elle pas mécontente qu'il fasse trop noir pour le distinguer nettement. Affreux. Il était tout bonnement affreux. Comme si, à l'occasion d'un pari stupide, il avait enfoncé la tête dans la gueule d'un crocodile et que ça s'était mal passé. Seul motif de consolation : elle n'avait plus peur de lui. En effet, s'il avait voulu la tuer, nul doute que ce serait déjà fait...
  À moins que...

- Pourquoi vous faites ça ? demanda-t-elle. Vous me ramenez jusqu'à votre tanière ? Comme ça, ça vous épargne le transport ?

  Scarface bascula la tête de côté. Il réfléchissait.

- Est-ce que vous allez me manger ? demanda encore Natsu, ce à quoi la créature répondit par un plissement du visage exposant ses dents, comme si elle essayait de sourire.

  Finalement, Scarface secoua la tête et fourra la main dans une poche de son manteau. Il en sortit quelque chose qu'il lui offrit.
  Une patate froide. Natsu la renifla, puis y mordit à pleines dents, réalisant à cet instant seulement à quel point elle était affamée. Elle la fourra tout entière dans sa bouche, d'un coup, et l'avala, la sentant lentement faire son chemin dans sa gorge sèche. Lorsqu'elle l'eut engloutie, Scarface lui offrit de l'eau dans une bouteille en plastique. Elle en but la moitié et se sentit immédiatement mille fois mieux. Ensuite, toujours accroupi face à elle, il retira son sac et se retourna, l'invitant à grimper d'un haussement de menton. Elle hésita un instant, puis se hissa sur son dos. Lorsqu'elle eut bien calé ses jambes sous les coudes de Scarface, celui-ci se redressa, son sac posé sur le ventre. Son corps était chaud, mais ne puait pas autant que celui de la plupart des adultes. La tête posée sur son épaule, bercée par le roulis du petit trot, Natsu finit par s'endormir.

  Un peu plus tard, elle se réveilla en sursaut. Scarface venait de faire une halte. Il se tenait debout au milieu d'un bosquet d'arbres et observait attentivement quelque chose que Natsu ne pouvait voir. Toutefois, après quelques instants, il se détendit et reprit sa route. Tandis qu'il avançait, Natsu remarqua du mouvement autour d'eux. Des animaux approchaient, tels des fantômes dans la nuit. Elle éprouva d'abord une vive panique, que le calme de Scarface tempéra. Il continuait d'avancer, comme si de rien n'était. Les animaux en question n'étaient autre que des chiens. Ils ne grognaient pas ni rien. Ils flairèrent simplement Scarface, ses jambes, son sac, avant d'aller se fondre dans l'obscurité du sous-bois en trottinant.
  Scarface accéléra l'allure. Bientôt, ils émergèrent du bois et débouchèrent sur une clairière au fond de laquelle on devinait la présence de constructions. Natsu s'aperçut qu'il s'agissait d'une sorte de ferme. Scarface s'arrêta et la fit descendre. Les jambes raides et engourdies, elle dut taper du pied sur le sol pour retrouver un tant soit peu ses sensations. Alors qu'elle s'apprêtait à se diriger vers l'entrée, Scarface la retint et, d'un geste éloquent des deux mains, il lui demanda de se montrer prudente et de rester sagement derrière lui.

  Il avançait maintenant avec mille précautions. Une route s'étirait sous les arbres, menant au portail d'une ferme composée de plusieurs corps de bâtiments. Pour l'essentiel de grandes bâtisses modernes qui entouraient une vieille maison typique, comme celles que l'on peut voir dans les livres pour enfants, à ceci près que les fenêtres étaient noires et que tout le haut portait des traces d'incendie. La façade était noire de suie. Natsu remarqua qu'une partie du toit s'était effondrée. Alors qu'ils atteignaient le portail, Scarface pointa du doigt un fil de fer, tendu en travers du chemin, à quelques centimètres du sol. Il l'enjamba prudemment. Natsu fit de même. Quelques mètres plus loin, il y en avait un autre, beaucoup plus haut, qu'ils franchirent en se pliant en deux pour passer en dessous. Arrivé au portail, Scarface sauta par-dessus au lieu de l'ouvrir. Des relents d'odeurs animales et de fumier chatouillaient les narines de Natsu. Ce n'était pas désagréable. Rien à voir avec la puanteur des adultes. Scarface progressait avec circonspection, indiquant à Natsu toutes sortes de pièges et d'obstacles. Ensuite, il contourna le corps de ferme et s'enfonça dans les buissons qui le bordaient.

  Natsu se tenait en arrière, ne sachant trop ce qu'il était en train de faire. C'est alors qu'elle remarqua une kyrielle de choses suspendues aux arbres et aux buissons. Des crânes, des os, d'étranges parties d'animaux parmi lesquels elle reconnaissait des ailes d'oiseaux, des queues de renard, des serres, des mâchoires, des côtes, attachées ensemble avec du fil de fer pour former d'étranges compositions. Comme des avertissements. Elle n'aimait pas ça. Rejoignant Scarface, elle le trouva penché au-dessus d'un piège. Un lapin y était pris. Après avoir libéré la dépouille de l'animal, il le brandit triomphalement dans les airs, l'agitant sous son nez avec cette grimace réjouie qui donnait à son visage une expression d'épouvante.
  Natsu ne savait trop quoi penser du lapin mort. Cela faisait bien longtemps qu'elle n'avait pas eu l'occasion de goûter à de la viande fraîche. Nul doute que cela ferait un bon petit déjeuner. Toujours mieux qu'une pomme de terre froide, en tout cas.
  Scarface fourra le lapin dans une des poches de son grand manteau, une sorte de long cache-poussière en tissu épais et cireux, dont le contact lui avait paru désagréable quand elle y avait posé la tête. C'est alors qu'elle prit conscience que, contrairement aux autres adultes, il était entièrement habillé. Il portait des bottes, un pantalon de treillis noir aux nombreuses poches bourrés à craquer, un pull... Deux poignards pendaient à sa ceinture, ainsi qu'une arme plus longue, une sorte d'épée à lame large et recourbée. Et il était couvert de boue. Sa gueule cassée mise à part, il aurait très bien pu passer pour un fermier ordinaire, sorti tailler ses haies, ou bien un garde-chasse, ou encore un braconnier, comme les personnages de livres de Roald Dahl que Natsu lisait. Ce qui était sûr, c'est qu'elle n'avait pas vu un seul adulte habillé normalement depuis des mois. La plupart n'étaient vêtus que de hardes dégoûtantes qu'ils ne changeaient jamais.

  Scarface releva d'autres pièges autour de la maison, avant de la conduire, non pas dans le corps de ferme, mais vers un grand hangar moderne aux parois métalliques. Une petite porte latérale était protégée par toute une série de pièges et de cadenas qu'il déverrouilla patiemment, les uns après les autres, donnant ainsi l'occasion à Natsu d'observer ses mains, presque aussi abîmées que son visage. Il avait un doigt en moins. Finalement, il ouvrit la porte et ils entrèrent.
  Ce qui lui sauta immédiatement aux yeux, c'était que la moitié du toit manquait. Un grand carré de ciel étoilé s'étirait au-dessus de leurs têtes. Elle remarqua ensuite que Scarface avait aménagé une chambre dans la partie couverte, avec un lit sur une estrade. C'était propre et bien rangé, il y avait là quelques meubles et même des cadres accrochés aux murs.
  La première chose qu'il fit en entrant fut de sortir sa prise de sa poche et de la pendre à côté de deux autres proies : un lapin et un écureuil. Natsu se demanda s'il mangeait les écureuils et si elle serait capable d'en faire autant dans l'éventualité où il lui en proposerait.
  Pour l'heure, tout ce qu'elle voulait, c'était dormir. Il la conduisit jusqu'à l'estrade et lui indiqua le lit. Elle était bien trop fatigué pour faire autre chose que de s'allonger et se rouler en boule sous un tas de sacs de couchage.
  Elle passa une bonne nuit, exempte de cauchemars, mais se réveilla pourtant au petit jour en hurlant comme une possédée.

ENEMY Tome 4 : Les proies Où les histoires vivent. Découvrez maintenant