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- Avant de tuer Roy, il fallait que je sache quelque chose. Donc, pour la première fois depuis des jours, je lui ai parlé. Je lui ai posé une question.

- Tu lui as demandé quoi ?

- Ce qu'il y avait dans la cuve et en quoi ça pouvait m'être utile. Un grand sourire s'est dessiné sur son visage. Soudain, il a semblé revenir à la vie et il a éclaté de rire. Comme un gamin. J'imagine qu'il était heureux pour moi. Et aussi content d'être encore vivant. Durant quelques instants, j'ai eu l'impression de retrouver le Roy du bon vieux temps. Il m'a dit que la cuve était remplie d'essence, mais qu'ils étaient devenus paranos à l'idée que quelqu'un veuille la leur voler, qu'ils l'avaient cachée et que, pendant tout ce temps, ils en avaient fait le secret le mieux garder au monde.
» Après l'avoir aidé à se relever, j'ai transporté Roy à l'ombre. « Tout ça, c'est à toi, maintenant, il a dit. Le monde entier t'appartient. Essaie de pas tout foirer comme on a fait nous. »
» Je l'ai pris dans mes bras et il m'a dit que j'étais un petit malin. « Maintenant, tu restes en vie pour moi, d'accord ? Et tu remets tout en ordre. » Je lui ai dit qu'il pouvait compter sur moi, je l'ai remercié pour tout, ce qui a eu l'air de lui faire plaisir, et puis je l'ai abattu.

- Tu devais être triste.

- Je me sentais surtout très seul, répondit Sakusa. Mais j'ai pas eu le temps de m'apitoyer sur mon sort, puisque je suis de nouveau tombé malade. Le fait d'avoir nagé dans l'eau froide ? Le stress d'avoir perdu Roy ? Je sais pas, mais j'étais au plus mal. J'ai passé plusieurs jours dans le brouillard total. Des jours dont je ne garde aucun souvenir. Rien. Juste des flashs étranges. Des trucs horribles.
» Quand je suis revenu à moi, j'étais couché par terre en position fœtale, pile à l'endroit où Roy avait dormi. Juste à côté, y avait une sorte d'autel bizarroïde. C'est moi qui avais dû le construire. Forcément, vu qu'y avait personne d'autre. Une ribambelle de chandelles. Et puis des figurines, des petits soldats. Dieu sait où j'avais pu les dégotter. Et puis le flingue de Roy. Démonté. Des dizaines de pièces alignées et arrangées selon un motif précis. Des oiseaux morts, des os d'animaux attachés ensemble par des cordelettes, des bols de bière, de whisky et d'essence. Des mots sans queue ni tête gribouillés avec ce qui ressemblait à de la peinture rouge. Des plumes, de la fourrure, de la bouffe. Et puis, posé au centre de ce fatras, la tête de Roy, qui me regardait en riant. Dans un affreux flash-back, je me suis revu la lui couper avec un des couteaux de boucher dont on s'était servis pour le cochon. Le reste du corps, je l'avais traîné dans un champ pour le donner aux chiens.

» J'ignore pourquoi j'ai fait tout ça. Je n'ai aucun souvenir. Ce qui est sûr, c'est que c'était malsain. Pour ne pas dire maléfique. Résultat ? J'y ai foutu le feu. D'ailleurs, j'ai bien failli cramer toute la baraque. Sans la pluie qui s'est mise à tomber à ce moment-là, je pense que tout aurait été réduit en cendres. Je voulais plus mettre les pieds à l'intérieur. Mais, le lendemain, pendant que je relevais des pièges dehors, des adultes se sont introduits dans la cour. En rentrant, j'ai pas eu d'autre choix que de les descendre. Ça m'a tellement foutu les boules que je les ai tous décapités et que, sans même m'en rendre compte, j'ai pris les têtes et je les ai déposées à l'intérieur, à côté des restes calcinés du crâne de Roy. Depuis, eh bien...

- J'ai vu, confia Natsu.

- Je sais. Je l'ai vu dans ton regard. Au départ, c'était juste un délire, un effet de la fièvre, après c'est devenu... j'sais pas... compulsif. Fallait que je le fasse. Ça me donnait l'impression de contrôler le monde. Au point que chaque fois que je tuais un adulte, je lui tranchais la tête et je l'entreposais avec les autres, à la ferme. C'est fou, je sais. En fait, je suis fou.

- Pourquoi tu en as tué autant ?

- C'est mon job. Je suis le chasseur, et eux les proies.

- Vraiment ? T'es sûr qu'il n'y a que ça ?

- Non, tu as raison. C'est aussi à cause de ce que Roy a dit. Redonner au monde sa pureté originelle, se débarrasser du passé, des adultes. Le faire à fond pour qu'on puisse reconstruire quelque chose de nouveau, quelque chose de mieux. Et aussi parce que... parce que je suis fou. Fou de rage contre ce que le monde m'a fait subir. Et puis fou tout court. Un tueur fou, lancé dans une course meurtrière qu'il ne maîtrise plus.

- Ne dis pas ça. Tu es quelqu'un de bien. Je le sais.

- Tu le pense vraiment ? En tout cas, moi, j'essaye de pas y penser. Je vis au jour le jour. L'important, c'est de s'en sortir, de rester en vie. Après la mort de Roy, l'hiver a été rude. C'était même la misère. Malgré tout ce qu'il m'avait appris, le passage de la théorie à la réalité a été difficile. J'ai failli mourir de faim, de froid, me faire bouffer par les chiens, m'empoisonner en mangeant des plantes non comestibles, sans parler de la fièvre qui revenait sans cesse et qui a bien failli m'anéantir plusieurs fois. Puis j'ai commencé à noter que les jours rallongeaient, que le fond de l'air était plus doux, que la sève montait dans les arbres. Ça aurait dû me rendre heureux d'être en vie, pourtant je continuais à entendre l'appel de l'eau... « Viens, Kiyoomi... Viens te couler dans mes bras. Bonne nuit, Irène. Et terminé. »

- C'est qui, Irène ? demanda confusément Natsu.

- Oh, c'est à cause de cette chanson que les gars avaient l'habitude de chanter quand ils étaient bourrés, répondit Sakusa. Waggers grattait les cordes de sa guitare désaccordée, Tomasz marquait le rythme en tapant sur la caisse en bois qui lui servait de siège et ils entonnaient « Goodnight Irene ». C'était une de leurs favorites. J'ai fini par la connaître par cœur. J'aurais bien aimé chanter avec eux, mais je pouvais pas.

- Chante-la-moi un peu. J'aime bien les chansons.

- Vraiment ? T'es sérieuse ?

- Oui, oui. On ne peut plus sérieuse...

Alors, Sakusa se mit à chanter, d'une voix faible et cassée au début, de plus en plus assurée à mesure qu'il avançait dans la chanson, dont la simplicité permit à Natsu de reprendre le refrain en chœur avec lui.

Bonne nuit, Irène
Irène, bonne nuit.
Je te verrai dans mes rêves.

Samedi je me suis marié,
Un foyer nous avons fondé
Maintenant ma femme et moi sommes séparés
Alors je vais faire un petit tour en ville

Dieu sait que j'aime Irène
Je l'aimerais jusqu'à la fin des temps.
Mais si Irène me quitte
Je prendrai de la morphine et je mettrai fin à mes jours

Parfois je vis à la campagne
Parfois je vis à la ville
Parfois j'ai vraiment envie
De me jeter dans le fleuve...

Sakusa s'arrêta, laissant Natsu chanter seule un dernier refrain. Et puis ce fut le silence.

- Le soir où je t'ai secourue, dit finalement Sakusa d'une voix d'outre-tombe, quand j'étais à deux doigts de me jeter à l'eau, ces mots tournaient en boucle dans ma tête. La rivière m'appelait. J'étais vraiment au plus mal, à ce moment-là. C'était juste avant de tomber sur toi. J'étais vraiment à deux doigts de passer à l'acte.

- Pourquoi tu l'as pas fait ?

- Je t'ai déjà dit. Les adultes se sont pointés. Plein. Je les ai flairés et...

- Non, dit Natsu. C'est pas ça. Pourquoi t'as pas sauté, vraiment ?

- J'ai toujours pensé qu'entre le faire et ne pas le faire, la ligne était très mince - mais ce n'est pas vrai. Il y a un fossé entre les deux. Un fossé que j'étais incapable de franchir. J'sais pas, j'imagine que certaines personnes sont programmées pour survivre. Elles persévèrent. Coûte que coûte. Et tu m'as donné une raison de persévérer, Natsu. À l'heure qu'il est, je ne veux plus du tout sauter dans le fleuve. Je ne veux plus être un animal. Au contraire, je veux retrouver le monde. Grâce à toi, j'ai compris que le problème n'était pas le monde lui-même, mais ceux qui l'habitent.

- Tu vas voir, à partir de maintenant, tout va bien se passer.

Sakusa ne put s'empêcher de rire.

- J'espère que tu as raison.

- J'ai raison, insista Natsu. Je vais te remettre sur pied, on va reconstruire la ferme et on vivra tous les deux comme de vrais fermiers. Je planterai des fleurs, on aura un âne et une autre chèvre. J'aime bien les chèvres. Et puis on se trouvera un cochon quelque part et on en fera des saucisses.

- T'as tout prévu, hein ?

- Tout.

ENEMY Tome 4 : Les proies Où les histoires vivent. Découvrez maintenant